Roland Gori : "La pensée est l’épouvante même de ce système tyrannique".
Publié le 16 Janvier 2015
L’HUMANITE 12/01/2015
R. Gori est psychanalyste, professeur émérite de psycho- pathologie clinique à l’université d’Aix-Marseille
Les créateurs rêvent et transforment le monde pour partager l’expérience sensible avec leurs semblables. Les créateurs aiment penser. Qu’ils soient petits ou grands, qu’ils se saisissent du pinceau, de la plume, de la craie, de la parole, du crayon, du marbre ou de l’air, les créateurs aiment penser. Ils aiment penser, parfois jusqu’à en souffrir dans leur chair, jusqu’à martyriser leur corps, jusqu’à supplicier leur vie intérieure, jusqu’à tourmenter leur entourage. Que ce soit par l’art, la science, la philosophie, l’amour ou la politique, que ce soit sous la forme d’un objet d’art ou par une esthétique de vie, penser, c’est créer. Il n’y a pas de création sans liberté. Aimer penser, c’est déplacer des frontières, opérer des transgressions, matérielles et symboliques. Il n’y a pas de véritable pensée sans un déplacement des formes, sans une transgression des figures. C’est la condition initiale pour qu’apparaissent d’autres formes. Sans ce mouvement, il n’y aurait pas de pensée, on demeurerait dans les codes culturels et sociaux, automatiques, conformistes qui reproduisent indéfiniment le même monde sidéral. La création est partage, don, échange. La liberté de penser, comme la liberté tout court, requiert la présence d’autrui, condition initiale d’un monde commun. Ce monde commun, tissé au fil des paroles singulières et collectives, fait le politique. C’est la raison pour laquelle toute vraie pensée est politique, parce que le politique exige la pluralité, la pluralité des mondes, la pluralité des cultures, la pluralité des façons de comprendre le monde et de l’éprouver. C’est pourquoi le monde manichéen nous semble pauvre, démuni du pouvoir de penser. C’est cette pauvreté même du manichéisme qui lui impose, en compensation, violence, brutalité, atrocité. Regardez les visages de nos amis de Charlie Hebdo, douceur, gaîté, lumière, érotisme, intelligence, facétie, liberté ! Combien ils doivent paraître hérétiques au regard des idéologies totalitaires, de toutes ces idéologies totalitaires sorties des ténèbres des forces de destruction. Au-delà des tragédies d’aujourd’hui, de la tristesse, de la colère, de la sidération qu’elles provoquent, je voudrais dire qu’elles répètent, avec les matériaux du jour, des cauchemars anciens.
Le point commun à tous ces cauchemars, c’est qu’ils émergent dans un contexte d’anomie sociale, sur les rives d’un monde menacé par le chaos. Cette violence barbare nous contraint à sortir de l’illusion d’un « monde de la sécurité », de la stabilité. Ces pouvoirs, qui émergent par la terreur, procèdent toujours avec les mêmes méthodes, empruntent toujours les mêmes chemins, réveillent toujours les mêmes forces de mort et de destruction, mobilisent toujours les mêmes résistances. Ces forces de destruction cherchent à installer un nouvel ÉTAT de terreur. Un État dans tous les sens du terme, une organisation tyrannique, fondée sur la terreur, apte à soumettre les populations, à assassiner les « dissidents », et à faire voler en éclats le monde du Droit et de la Raison. Ce monde du droit et de la raison, qui se trouve « touché », est celui-là même qui, ayant déçu, a contribué à l’émergence de ces mouvements. Les revendications religieuses de ces mouvements brouillent leur caractère politique. Avant d’être religieux, ces mouvements sont une terreur systématiquement organisée en quête d’un État qui confisque aux citoyens toute capacité de juger et de décider. Les pratiques dont ils s’inspirent sont semblables : soumettre et humilier en déshumanisant les personnes, entreprendre des expéditions punitives et des actions d’extermination des « séditieux », mettre en place des dispositifs d’exception méprisant le droit et la parole, recruter des hommes de main pour les basses besognes, chargés d’assauts brutaux, violents, spectaculaires. C’est la propagande par le fait qui annihile la pensée. La pensée est l’épouvante même de ce système tyrannique, de ses hommes de main. À l’ère des masses, ces pratiques et ses idéologies procèdent du fascisme : obliger à dire, à penser et à vivre le monde d’une seule et unique manière, dictée par les donneurs d’ordres qui manipulent et endoctrinent en masse. Bien sûr, ces pratiques fascistes se métamorphosent en fonction des techniques et des géographies politiques inédites. Il n’empêche, l’objet haï par ces entreprises terroristes demeure la liberté de penser. C’est en quoi elles visent préférentiellement la création et les créateurs, tous ceux qui, modestement ou spectaculairement, témoignent de leur liberté de penser. Ce n’est pas une question de religion, c’est une question de politique. Le pouvoir établi par la terreur se fout complètement des arguments théologiques, des débats d’idées, de la querelle des interprétations. Il en a horreur.
Alors bien sûr, ce fanatisme totalitaire est aussi l’ennemi juré de toute démocratie. À l’origine de la démocratie, il y a cet amour de la parole, plurielle, colorée, métissée, féconde de nouveaux mondes. Il y a cette curiosité d’un avenir qui ne soit pas le reflet du passé, cette volupté de convaincre sans contraindre, de consentir sans violence physique ou symbolique. En oubliant que la démocratie exige invention plus qu’institution, que la liberté requiert la présence d’autrui, que la pensée s’étiole à l’ombre du calcul des affaires et des procédures, le rationalisme technico-économique contemporain a produit ses propres monstres qui lui empruntent volontiers ses moyens de puissance. Les peuples de France, d’Europe et du monde, en se nommant « Je suis Charlie », en s’unissant contre la violence criminelle, tentent de sauver leur dignité de penser, leur liberté de vivre. Puissions-nous parvenir une fois encore à rendre vivante la parole de Zweig : « C’est en vain que l’autorité pense avoir vaincu la pensée libre parce qu’elle l’a enchaînée. »