Pierre Bourdieu et Jean- Claude Passeron : Les Héritiers
Publié le 27 Janvier 2015
Dans les années 60 les effectifs de l’enseignement supérieur ne cessent de croître et l’éducation est perçue comme un facteur de progrès social. Deux jeunes sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron remettent en question cette idée dans un ouvrage qui paraît en 1964. Ce livre intitulé Les Héritiers, a pour thème « les étudiants et la culture ». Il montre l’importance du rôle de l’héritage culturel (expression introduite par ce livre) dans la production des inégalités scolaires et partant, des inégalités sociales. Ainsi contre l’opinion commune, le système éducatif ne contribue pas à résorber les inégalités sociales mais au contraire il les reproduit et les accentue. Après 1968 ce livre a eu un retentissement majeur. Aujourd’hui il est un véritable best-seller.
- Les facteurs économiques ne suffisent pas à expliquer les inégalités scolaires. Le facteur déterminant est l’héritage culturel.
Le livre part du constat établi par les démographes, de l’inégalité de longueur des scolarités selon le milieu d’origine. Au début des années 60, on ne trouve que 6% des enfants d’ouvriers dans l’enseignement supérieur. L’originalité du travail de P. Bourdieu et de J-C Passeron est de dégager les mécanismes qui sont au fondement de ces observations empiriques. « On ne s’est pas contenté de dire que le système scolaire éliminait les enfants des classes défavorisées, on a essayé de dire pourquoi il en était ainsi » (P. Bourdieu, « retour sur la réception des Héritiers et de la Reproduction, Inter, n°82, 2002).
A l’aide d’outils innovants pour l’époque, les deux sociologues démontrent que les facteurs économiques (revenus, soutien des parents, nécessité de travailler en plus des études…) ne suffisent pas à expliquer – comme on le croit à l’époque- les taux de « mortalité scolaire » entre les différentes classes sociales. S’il existe des inégalités entre les élèves c’est parce que les classes sociales auxquelles ils appartiennent, sont avant tout inégales face aux savoirs que requiert, sans le demander explicitement, le système d’enseignement.
Les données de l’enquête montrent que les étudiants issus des classes supérieures fréquentent davantage les musées, les concerts, le cinéma. C’est donc de la famille que viennent ces inégalités. « les étudiants favorisés ne doivent pas seulement à leur milieu d’origine des habitudes, des entraînements et des attitudes qui les servent directement dans leur tâche scolaire, ils en héritent aussi des savoirs et un savoir –faire, des goûts et un « bon goût » », c’est-a-dire que les étudiants favorisés héritent d’une familiarité avec les savoirs, les savoir-être et les savoir-faire que valorise le système scolaire. Les étudiants issus des classes populaires n’en sont pas totalement dépourvus, mais ils dépendant en la matière de l’institution scolaire.
Or ce que soulignent également les sociologues, c’est que paradoxalement l’institution scolaire dévalorise ce qu’elle transmet elle-même. Par exemple l’adjectif « scolaire » qui qualifie le travail d’un élève, n’est pas un adjectif valorisant ; il ne désigne pas un travail conforme aux attentes de l’institution mais au contraire il désigne un travail qui manque de « virtuosité », de « talent » dans le maniement des références culturelles. Ainsi « pour les uns, l’apprentissage de la culture de l’élite est une conquête chèrement payée ; pour les autres, un héritage qui enferme à la fois la facilité et les tentations de la facilité ».
Ces inégalités sociales sont illusoirement perçues comme étant des différences individuelles et naturelles, ce qui renforce leur efficacité. Car d’un côté cela décourage l’ambition des familles les plus éloignées de la culture scolaire ; de l’autre, cela légitime les « privilèges culturels » des enfants « bien nés » puisque ces privilèges au lieu d’être compris comme le fruit d’un « héritage social », sont perçus comme une grâce ou un mérite attaché à l’individu.
C’est cette première partie du livre (qui ne représente qu’un tiers de l’ouvrage) qui fera l’objet de débats sur les finalités de l’école et sur sa réforme.
- La réalité irrationnelle du métier d’étudiant renforce les inégalités scolaires. Il faut inventer une « pédagogie rationnelle ».
Les deux autres chapitres s’intéressent plutôt à la condition étudiante. Dans un premier temps Bourdieu et Passeron dressent à la manière de Max Weber, l’idéal –type de ce que serait « la conduite étudiante parfaitement conforme à la rationalité ». Ils montrent qu’elle consisterait à « organiser toute l’action présente par référence aux exigences de la vie professionnelle et à mettre en œuvre tous les moyens rationnels pour atteindre dans le moins de temps possible, et le plus parfaitement possible, cette fin explicitement assumée. » Or paradoxalement la réalité du métier d’étudiant s’écarte de toute rationalité. Elle est vécu de façon romantique comme une « aventure intellectuelle », « une expérience irréelle et ludique », l’affranchissement des rythmes de la vie familiale et professionnelle conduisant à « un usage libre et libertaire du temps ».
De même la relation pédagogique entre l’enseignant et les étudiants se fonde davantage sur le charisme, sur sa capacité à être un « maître à penser » que sur ses talents de pédagogue.
Ainsi la critique de l’irrationalité du cursus universitaire vient approfondir la critique des inégalités scolaires. « Les étudiants des classes cultivées sont les mieux (ou les moins mal) préparés à s’adapter à un système d’exigences diffuses et implicites puisqu’ils détiennent implicitement le moyen d’y satisfaire ».
En conclusion les deux sociologues, appellent à l’invention d’une « pédagogie rationnelle » qui « expliciterait les exigences réciproques des enseignants et des enseignés » et mettrait en œuvre « l’organisation des études la mieux faite pour permettre aux étudiants des classes défavorisées de surmonter leur désavantage », permettant ainsi de « livrer à tous cet ensemble de « dons » sociaux qui constitue la réalité du privilège culturel ».
- La Reproduction
En 1970, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron publient, dans le prolongement de leur enquête sur Les Héritiers, un ouvrage intitulé La Reproduction, Eléments pour une théorie du système d’enseignement. Comme son nom l’indique, ce livre se veut plus théorique que le précédent.
L’ouvrage introduit le concept de violence symbolique, c’est-à-dire « tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force ».Ainsi « toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique ». Par exemple lorsqu’un élève des classes populaire dit « je ne suis pas bon en français », il reconnaît comme légitime l’enseignement qui lui est donné et se rend responsable de son échec. Il méconnaît par là le fait qu’il est moins armé que les élèves des classes dominantes pour maîtriser un savoir que ces derniers acquièrent largement via l’éducation familiale.
- Les Héritiers aujourd’hui : rien n’a changé sur le fond.
Aujourd’hui l’école et l’université ont profondément changé. Outre la massification et l’allongement des scolarités, notamment au sein des classes populaires, les contenus enseignés se sont nettement complexifiés.
Les études statistiques montrent que loin de s’être résorbées, les inégalités scolaires se sont déplacées. Les classes supérieures se réfugient dans les filières les plus prestigieuses (classes préparatoires, grandes école, médecine…) alors que les classes populaires, si elles parviennent à entrer à l’université, le font non sans grandes difficultés- ce que montre le taux élevé d’abandon en premier cycle- ou se contentent de cursus courts.
Les outils théoriques proposés dans Les Héritiers sont toujours pertinents pour analyser la situation actuelle. L’importance de la transmission d’un héritage culturel selon l’origine sociale n’est donc pas démentie, même si des études sur les cas atypiques de réussite en milieu populaire, ou à l’inverse d’échec d’héritiers, ont conduit à nuancer le caractère systématique de cette transmission.
Aujourd’hui les jeunes issus de classes sociales différentes, restent confrontés à des contenus et des modes de raisonnement qui sont enseignés comme s’ils étaient familiers de chacun alors que les attendus de la culture savante continuent à ne pas être transmis dans toutes les familles.
Cette indifférence de l’école aux différences d’héritage culturel reste une source majeure d’inégalités. Il faut rajouter que depuis une quinzaine d’années un autre facteur d’inégalités s’est développé. C’est que l’on désigne sous l’expression des exigences dénivelées, c’est-à-dire le fait de se résigner à donner des tâches « plus faciles » aux élèves en difficultés.
Tout a changé mais rien n’a changé, c’est pour cela que Les héritiers reste un livre incontournable de la sociologie de l’éducation. Comme l’écrit François Dubet, il n’existe pas d’autre théorie « aussi large et aussi cohérente », « qui soit à la fois une théorie de l’école, une théorie de la mobilité sociale, une théorie de la société et une théorie de l’action ». (François Dubet, « Le sociologue de l’éducation, Le magazine Littéraire n° 369, octobre 1998).
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