Texte : Le poids le plus lourd, F. Nietzsche

Publié le 8 Octobre 2016

( Duane Michals, Primavera, 1984)

( Duane Michals, Primavera, 1984)

Le poids le plus lourd. – Que dirais-tu si un jour, si une nuit, un démon se glissait jusque dans ta solitude la plus reculée et te dise : « Cette vie telle que tu la vis maintenant et que tu l’as vécue, tu devras la vivre encore une fois et d’innombrables fois ; et il n’y aura rien de nouveau en elle, si ce n’est que chaque douleur et chaque plaisir, chaque pensée et chaque gémissement et tout ce qu’il y a d’indiciblement petit et grand dans ta vie devront revenir pour toi, et le tout dans le même ordre et la même succession – cette araignée-là également, et ce clair de lune entre les arbres, et cet instant-ci et moi-même. L’éternel sablier de l’existence ne cesse d’être renversé à nouveau. – et toi avec lui, ô grain de poussière de la poussière ! » - Ne te jetterais-tu pas sur le sol, grinçant des dents et maudissant le démon qui te parlerait de la sorte ? Ou bien te serait-il arrivé de vivre un instant formidable où tu aurais pu lui répondre : tu es un dieu, et jamais je n’entendis choses plus divines ! » Si cette pensée s’emparait de toi, elle te métamorphoserait, faisant de toi tel que tu es, un autre être, et peut-être t’écraserait. La question posée à propos de tout et de chaque chose : « Voudrais-tu de ceci encore une fois et d’innombrables fois ? » pèserait comme le poids le plus lourd sur ton action ! Ou combien ne te faudrait-il pas témoigner de bienveillance envers toi-même et la vie pour ne désirer plus rien que cette dernière éternelle confirmation, cette dernière éternelle sanction ?

 

Friedrich NIETZSCHE, Le Gai Savoir, fragment 341

 

Explication

 

Le thème du texte : le bonheur

La problème soulevé par le texte : Qu'est-ce que le bonheur

La thèse du texte : le bonheur est dans la joie de vivre, dans  l'acquiescement à la vie.

Être heureux c'est aimer la vie, c'est dire oui à la vie. C'est acquiescer sans réserve aux choses bonnes et agréables de la vie, mais aussi à tout ce qu'il y a de problématique et douloureux dans l'existence.

" (...) Amor fati : que ce soit dorénavant mon amour (...) Je veux même en toutes circonstances, n'être plus qu'un homme qui dit oui ! "

F. Nietzsche, Le gai savoir, fragment 276

 

La pensée de l'éternel retour

Dans ce texte Nietzsche lance un défi à son lecteur. Jusqu'à quel point aimes-tu la vie ? lui demande-t-il ? Serais-tu prêt à vouloir que tout recommence au début et à l'identique, et ceci de toute éternité ?

Nietszche imagine ainsi  un démon qui viendrait, au moment où chacun se  sentirait le plus seul et peut-être le plus désespéré, lui murmurer à l'oreille que la vie n'est qu'un éternel retour du même, qu'il n'y a rien d'autre à espérer que l'éternelle répétition de chaque moment bon ou mauvais de ton existence.

Comment réagirions-nous ? 

 

Le bonheur du dernier des hommes.

Tous nous recherchons le bonheur, c'est ce qui donne un sens à notre existence. Nous nous représentons le bonheur comme une sommes d'instants agréables faits de plaisir et de satisfaction. Inversement tous nous fuyons le malheur, l'insatisfaction et la douleur.

Si nous sommes tous d'accord pour revivre les bons moments,  nous ne souhaitons en aucun cas revivre les épreuves et les moments douloureux de l'existence. Face à un tel démon nous serions désespérés,  "nous grincerions des dents et le  maudirions ".

Or une telle réaction serait pour Nietzsche la preuve que nous n'aimons pas la vie. Car nous n'avons pas le choix.  La vie est un tout. Elle est  déterminé par notre condition : nous sommes  vulnérables, mortels, destinés au  malheur, à la douleur et à l'insatisfaction. C'est là notre lot. Un bonheur qui ne serait fait que de plaisir et de satisfaction n'est pas à notre portée.

Comment alors être heureux ?  La philosophie et la religion nous invitent à nous résigner, à supporter notre douleur, ou à accepter notre condition. Pour les Chrétiens, la promesse d'un bonheur dans l'au-delà donne même du sens et de la valeur à la souffrance présente.

 

Amor fati

Or pour Nietzsche il ne s'agit surtout pas de se résigner. Il ne s'agit pas d'attendre passivement que la vie s'écoule. Au contraire il faut aimer la vie, il faut la vouloir dans sa totalité. C'est justement cette alternance d'heureux moments et de moments malheureux qui donne à la vie toute sa saveur. De même qu'il n'y a de malheur que par rapport à l'idée que l'on se fait du bonheur, il n'y a de bonheur que parce que le malheur existe. L'un ne va pas sans l'autre. Le bonheur n'aurait pas de sens pour un être qui serait éternellement comblé.

Si nous aimons véritablement la vie, si nous sommes véritablement heureux de vivre, nous devons vouloir revivre à l'infini chaque instant de notre vie, qu'il soit bon ou mauvais. Au lieu de désespérer de l'adolescence, de la vieilllesse et de la mort, nous devons les aimer et vouloir les revivre encore et encore. Si nous avons un chagrin d'amour nous devons l'aimer car nous sommes condamnés  à le revivre encore.

  "Il n'y a qu'un remède à l'amour- aimer davantage."

D. Thoreau, Journal

 

Une telle pensée nous force à être heureux dans cette vie là, ici et maintenant, car si nous sommes malheureux aujourd'hui, nous  le serons encore et encore quand il nous  faudra revivre cette journée. Par contre, si nous acquiesçons à la vie, si nous aimons le destin (amor fati) dans tous ses aspects, nous pourrons revivre éternellement le bonheur que nous éprouvons aujourd'hui. En étant heureux aujourd'hui et maintenant, même si la vie est difficile, nous pouvons accèder à un bonheur éternel, toujours recommencé.

 

Le poids le plus lourd

Cet acquiescement à la vie est la pensée la plus difficile qui soit car il s'agit pour nous d'aimer la vie à la fois dans ce qu'elle a de meilleur, et ce qu'elle a de plus terrible. Elle est également le "poids le plus lourd" car exige de nous la plus haute responsabilité  car il n'y a pas de rédemption possible. Ma responsabilité est infinie car tout ce que nous faisons, nous le faisons indéfiniment, éternellement, sans avoir jamais la possibilité de revenir en arrière. Chacun de nos actes, chacun de nos choix est irréversible.Il pèse ainsi sur nous du poids le plus lourd : ce qui est fait, est fait pour toujours.

 

Paradoxalement alors que la pensée de l'éternel retour dissipe donc toute espérance en un avenir meilleur - ce que je vivrai après c'est ce que j'ai déjà vécu - elle nous permet d'accèder au bonheur : puisque nous sommes condamnés à revivre chaque instant présent de toute éternité,  il faut vivre heureux ici et maintenant, quoiqu'il arrive. C'est à cette seule condition que le bonheur est, pour nous, possible.

 

 

 

 

Rédigé par Aline Louangvannasy

Publié dans #éternel retour

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