Commencement

Publié le 12 Septembre 2017

Photographie : Yannick Vigouroux -

Photographie : Yannick Vigouroux -

Cette année j'ai décidé de rédiger un journal de bord pour effectuer un travail critique sur ma pratique et peut-être de donner un prolongement aux réflexions qui émergent au quotidien dans l'accomplissement de mon travail.

Journal de Bord -  12/09/2017

Commencement - Commencer le cours de philosophie en classe de terminales est un particulièrement délicat qui plonge toujours l’enseignant dans des tourments terribles. Il s’agit à la fois d’introduire la matière – ce qu’est la philosophie … en terminale, année du baccalauréat -  et de nourrir la curiosité de jeunes gens arrivant à un tournant crucial de leur existence, souvent prêt à en découdre (positivement) avec toute forme d’autorité mais aussi soucieux de préserver les repères du monde de l’enfance et de l’adolescence qu’ils sont en train de quitter.

C’est donc un moment délicat puisqu’il s’agit de capter l’attention de l’auditoire sans pour autant lui faire violence ou le provoquer.

Or à notre époque, comme le montre Matthew B. Crawford dans son dernier ouvrage, Contact (2015, traduction française 2016, éditions La découverte), rien n’est plus volatile et problématique dans nos sociétés que l’attention. Nos existences sont aujourd’hui surmédiatisées. L’attention est sur-sollicitée par des médias qui concurrencent ouvertement l’institution scolaire, dépossédée de son monopole sur l’instruction et le savoir. L’attention est véritablement en crise, Matthew Crawford parle même à son propos de « crise culturelle ».

 « Bien qu’il s’agisse avant tout d’une faculté individuelle, il est clair que le problème de l’attention est aussi désormais un grave problème collectif de la vie moderne – un problème culturel ». […] Notre environnement technologique en pleine évolution engendre apparemment un besoin de stimulation toujours croissant. Quant au contenu de cette stimulation, il devient pratiquement indifféremment. Notre infinie capacité de distraction semble indiquer que la question de savoir ce qui mérite vraiment notre attention – ce qui en vaut la peine – nous laisse insensibles.

   Pour répondre en toute liberté à cette interrogation, nous avons besoin d’un refuge, d’un espace où cultiver un véritable esprit de sérieux. »[1]

 

La philosophie – le cours de philosophie – peut être ce « refuge », non pas ce lieu où fuir loin de, comme l’indique son étymologie (fugere) mais ce qui constitue l’appui, le soutien ou le recours pour aller vers, l’asile comme lieu où sont reçus ceux qui n’auraient nulle place ailleurs, ceux qui ne trouveraient pas leur place dans la société ou ceux à qui la société n’accorderait pas de place.

 

Or quelle place notre société,  qui encourage au conformisme, qui refuse d’investir dans l’éducation et l’instruction, qui précarise et paupérise ses jeunes, accorde-t-elle aujourd’hui aux aspirations de la jeunesse ? Conséquence de cette marginalisation de la jeunesse, combien de ces jeunes,  sujets à ces désespoirs silencieux, à ces « passions tristes » que dénonçait Spinoza,  n’avons-nous  pas dans nos classes ?[2]

 

M. Crawford nous invite dans son livre à retrouver un « véritable esprit de sérieux ». Bien sûr il ne s’agit pas ici de cet « esprit de sérieux » que dénonçait Jean-Paul Sartre en son temps, cet esprit de conformisme qui encourageait la production de « salauds ».  Non, il s’agit par le travail de la pensée, d’une pensée réflexive et critique qui sait prendre son temps, de ne se donner de nouveau points d’ancrage dans le réel afin de donner du sens et de se réapproprier nos vies, que ce soit sur le plan individuel ou collectif.

Tel doit être l’objectif du cours de philosophie.

C’est pour cela que cette année le cours s’ouvrira avec un extrait de l’œuvre de Thoreau, Walden, oeuvre qui me semble être tout à fait appropriée pour poser la question préliminaire : Qu’est la philosophie ? et pour commencer à poser les jalons de ce qui ne pourra être, pendant les quelques mois que dure l'année scolaire,  qu’une ébauche de réponse.  

 

[1] Matthew B. Crawford, 2016, ed. La découverte pp.13-14

[2] Michel Benasayag, Gérard Schmit, Les passions tristes, Souffrance psychique et crise sociale, La Découverte, Paris 2003 :

    « Pour le dire plus clairement nous vivons une époque dominée par ce que Spinoza appelait « les passions tristes ». Il ne se référait pas à la tristesse, aux pleurs, mais à l’impuissance et à la décomposition. En effet, nous constatons le progrès des sciences et, en même temps, nous sommes confrontés à la perte de confiance et de déception à l’égard de ces mêmes sciences qui ne semblent plus forcément contribuer au bonheur des hommes… [ nos sociétés reposaient jusque-là sur une croyance messianique dans les possibilités du progrès scientifique] Cette promesse n’était pas seulement liée à une croissance quantitative : bien plus, la science devait « dissiper les ténèbres de l’incertitude » (…) l’homme devait tout connaître, sa connaissance serait celle d’une « lumière sans ombres » et, par-dessus-tout, il devrait prévoir tout ce qui serait susceptible d’arriver, afin de décider exactement quel sens donner à sa vie et à la société.


   L’espoir était celui d’un savoir global, capable de déplier les lois du réel et de la nature, fin de dominer. (…) [Or] la promesse ne s’est pas réalisée : le développement des savoirs ne nous a pas installés dans un univers de savoir déterministes et tout-puissants, qui nous auraient permis de dominer la nature et le devenir : à l’inverse, le XX° siècle a marqué la fin de l’idéal positiviste en plongeant les hommes dans la réalité de l’incertitude. » pp. 24-25

Rédigé par Aline Louangvannasy

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :