Vérité scientifique et liberté

Publié le 20 Novembre 2017

Photographie Fatima Martinez -

Photographie Fatima Martinez -

Un credo religieux diffère d'une théorie scientifique en ce qu'il prétend exprimer la vérité éternelle et absolument certaine, tandis que la science garde un caractère provisoire. […]. La tournure d’esprit scientifique est circonspecte[1] et tâtonnante ; elle ne s’imagine pas qu’elle connaît toute la vérité, ni même que son savoir le plus sûr est entièrement vrai. Elle sait que toute théorie doit être corrigée tôt ou tard, et que cette correction exige la libre recherche et la libre discussion. […] L’argument contre la persécution des opinions reste inchangé, quel que soit le prétexte de la persécution. Cet argument est que nul d’entre nous possède la vérité infuse, que la découverte de vérités nouvelles est favorisée par la libre discussion et rendue très difficile par la censure, et qu’à la longue, le bien être humain est accru par la découverte de la vérité et desservi par les actes basés sur l’erreur. Les vérités nouvelles sont souvent gênantes pour les intérêts privés [...] mais l'intérêt général exige que les vérités nouvelles soient librement diffusées.

B. Russell, Science et religion (1971)

 

 

Vous expliquerez ce texte. La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

 

 

 

[1] Circonspecte : qui agit avec réflexion et prudence.

Correction

Méthode : La discussion est ici dans la continuité de la thèse de l’auteur. Nous choisissons de la mener en parallèle et non à la suite de l’explication détaillée.

 

Thème : la vérité (la science, le progrès scientifique)

Problème : Qu’est ce qui permet à la vérité de progresser ?

Thèse : Ce qui permet à la vérité de progresser c’est la liberté d’expression.

Plan du texte :

I° partie : Les caractéristiques de la vérité scientifique (ligne 1à 6)

- A. l’opposition vérité religieuse- vérité scientifique

- B.  La définition de la vérité scientifique

II° partie : La thèse du texte – ses enjeux.

 

 

Explication détaillée

 

I° Partie - Le paradoxe : la vérité scientifique est provisoire et incertaine.

Phrase 1 : Un credo religieux diffère d’une théorie scientifique en ce qu’il prétend exprimer la vérité éternelle et absolument certaine, tandis que la science garde un caractère provisoire.

Dans la première partie du texte B. Russell définit ce qu’est la vérité scientifique. Pour cela il construit une opposition entre la religion et la science. Pourquoi le choix de cette opposition ? Car nous avons tendance (la doxa) à penser la vérité scientifique sur le modèle de la vérité religieuse.  Nous voudrions que la science comme la religion propose une « vérité éternelle et absolument certaine », qui ne pourrait être discutée ou remise en question. Or ce n’est pas le cas la vérité scientifique, nous dit-il est au contraire « provisoire » et donc entachée d’une certaine incertitude (le paradoxe).

[Discussion]Une telle définition de la vérité scientifique ne va sans poser problème car nous devinons ici qu’elle est de nature à alimenter le scepticisme en ce qui concerne la capacité des sciences à dire le vrai. Aujourd’hui, ce texte est d’autant plus d’actualité que nous assistons à une désaffection et à une perte de confiance du public à l’égard des sciences et à une généralisation du doute en ce qui concerne ses résultats. On peut citer les nombreuses polémiques sur des sujets aussi divers que le climat, le tabac, la vaccination, les nanotechnologies, etc. L’ignorance de ce qu’est véritablement la science ne fait qu’alimenter la suspicion. Il y a donc un enjeu social et politique à rappeler ce qu’est la vérité scientifique et comment procède la science.

Phrase 2- La tournure d’esprit scientifique est circonspecte[1] et tâtonnante ; elle ne s’imagine pas qu’elle connaît toute la vérité, ni même que son savoir le plus sûr est entièrement vrai.

Si la vérité scientifique est frappée d’un certain degré d’incertitude c’est parce que ce qui définit la science et constitue sa valeur, ce n’est pas – comme le pense l’opinion commune- sa capacité à répondre et à produire des certitudes mais sa démarche critique et son refus du dogmatisme. Si nous ne pouvions remettre en question ou examiner la valeur des méthodes et des énoncés scientifiques il n’y aurait pas de progrès des sciences possible. Le scientifique sera donc toujours réfléchi et prudent, il se mettra avant tout dans la position du chercheur, de celui qui ne sait pas, qui est dans l’incertitude, et lorsqu’il parviendra à un résultat il n’aura pas la prétention de détenir la vérité absolue, car il sait qu’il y a toujours, derrière les réponses qu’il apporte, des zones d’ombres susceptibles de remettre ses travaux en question.

Phrase 3 - Elle sait que toute théorie doit être corrigée tôt ou tard, et que cette correction exige la libre recherche et la libre discussion.

Comme l’a démontré Gaston Bachelard, la science progresse en corrigeant ses propres erreurs[2], et cette correction n’est possible que par « la libre discussion ». Qu’est-ce que Russell entend par « libre discussion » ? Ici il ne s’agit pas tant de la possibilité pour tout un chacun de discuter et de débattre du travail des scientifiques que du débat qui se mène à l’intérieur même de la science même. Ce débat interne est la condition de possibilité de la vérité scientifique.

 

II° Partie  Vérité et liberté – Les enjeux

Phrase 4 - L’argument contre la persécution des opinions reste inchangé, quel que soit le prétexte de la persécution. Phrase 5 - Cet argument est que nul d’entre nous possède la vérité infuse, que la découverte de vérités nouvelles est favorisée par la libre discussion et rendue très difficile par la censure, et qu’à la longue, le bien être humain est accru par la découverte de la vérité et desservi par les actes basés sur l’erreur.

Pourquoi faut-il refuser la censure (phrase 4) ? D’une part parce que personne ne possède la vérité de façon innée, la science est une construction collective. Un résultat n’est considéré comme vrai que s’il fait l’unanimité dans la communauté scientifique. Cette unanimité est le fruit de débats et de controverses[3]. Pour cela il faut que chacun puisse exprimer son point de vue sans craindre pour sa personne et ses biens ; D’autre part parce que le bien être humain dépend des progrès de la vérité. Il n’y a pas de progrès matériel et moral de l’humanité, s’il n’y a pas de progrès de la vérité.

[Discussion] Pourquoi est-il si important pour B. Russell de le rappeler ? Parce que, de tous temps, le pouvoir a été tenté de restreindre cette liberté d’expression et d’influer sur les conditions de production du savoir. Il faut se rappeler le procès de Galilée en 1633[4] ou l’affaire Lyssenko[5] au milieu du XX° siècle qui constitue un exemple unique de régression scientifique.

Phrase 6 - Les vérités nouvelles sont souvent gênantes pour les intérêts privés […] mais l’intérêt général exige que les vérités nouvelles soient librement diffusées.

En effet, ce sont généralement les intérêts privés qui font obstacles au progrès du savoir. Ces intérêts peuvent être politiques comme c’est le cas pour les deux exemples cités plus haut, ils peuvent être religieux et l’on pense par exemple au refus de l’évolutionnisme par certaines églises, mais ils peuvent être aussi économiques comme c’est le cas aujourd’hui avec le débat autour du réchauffement climatique. Dans tous ces exemples nous pouvons voir comment l’intérêt de groupes particuliers s’oppose à l’intérêt général puisqu’il s’agit en menant des campagnes de désinformation, en cultivant le doute[6],  de maintenir les populations dans l’ignorance afin d’asseoir un pouvoir politique, économique ou spirituel. [Discussion]  Il est d’ailleurs intéressant de voir le rôle que jouent certains scientifiques dans ce travail de désinformation. Les climato-sceptiques sont pour la plupart des scientifiques ou des personnalités de renom dans leurs domaines mais qui n’ont aucune compétence en climatologie. Cependant leurs interventions dans les médias contribuent à générer le doute dans l’opinion en ce qui concerne les résultats pourtant peu sujets à caution, des experts du climat.

 

En conclusion nous pouvons affirmer que vérité et liberté sont indissociablement liées, l’une ne va pas sans l’autre : il n’y a pas de vérité sans liberté (d’expression), mais il n’y a pas non plus de liberté (d’autonomie) sans vérité.  Dans un monde où beaucoup croient pouvoir dire ce qu’ils veulent sans souci de la véracité de ce qu’ils avancent (fake news), ou d’autres remettent en question la réalité elle-même (« faits alternatifs ») nous devons nous battre pour préserver à la fois la vérité et la liberté d’expression car sans elles il n’y a pas de justice possible.

Méthode : L’introduction n’est pas un vague résumé du texte. Elle fait le point sur ce qui a été dit d’important dans l’explication et dans la discussion du texte.

 

 

 

 

[1] Circonspecte : qui agit avec réflexion et prudence.

[2] Voir la définition de l’obstacle épistémologique selon Gaston Bachelard

[3] Controverse : discussion argumentée.

 

[4] La parution du De revolutionibus de Copernic, en 1543, avait bouleversé la cosmologie traditionnelle en substituant l'héliocentrisme au géocentrisme traditionnel. Les théologiens catholiques, mais aussi protestants, rejetèrent la doctrine copernicienne au nom des affirmations bibliques sur le Soleil qui se lève et se couche. La reprise des arguments de Copernic est l'un des motifs du procès qui vaut à Giordano Bruno la mort sur le bûcher le 17 février 1600. L'hypothèse est pourtant à nouveau soutenue dix ans plus tard par Galilée, qui s'appuie pour la première fois sur des observations réalisées avec des lunettes de sa fabrication. En 1616, la condamnation de l'héliocentrisme de Copernic par l'inquisition romaine vise indirectement Galilée, qui est sommé de ne plus aborder le sujet. La publication du Dialogue sur les deux plus grands systèmes du monde où Galilée se risque à démontrer la supériorité du système copernicien entraîne sa condamnation publique en 1633 pour avoir professé une doctrine hérétique, contraire aux Écritures. Galilée est condamné à abjurer ses thèses lors d’une cérémonie humiliante et à vivre en résidence surveillée jusqu’à la fin de sa vie où il pourra cependant poursuivre ses travaux. L’héliocentrisme ne sera officiellement reconnu qu’en 1757 par l’Eglise catholique et il faudra attendre le 31 octobre 1992 pour que Galilée soit réhabilité par le pape Jean-Paul II.  (Source Encyclopédia Universalis, article « Procès de Galilée », J.U. Comby

 

[5] L’affaire Lyssenko - Lyssenko est un technicien agronome chargé par Staline de développer une « génétique prolétarienne » contre la génétique classique qui se développe en occident, qualifiée de science bourgeoise fausse par Staline. Pour Staline les sciences sont des applications des lois universelles de la dialectique. Concrètement, en ce qui concerne la biologie cela signifie qu’un mouvement dialectique est à l’œuvre dans chaque organisme qui tend à le faire évoluer par sa dynamique vers un état meilleur. L’homme n’échappe pas à ce mouvement. L’influence du milieu est déterminante, puisqu’il oriente le flux dialectique. Par conséquent l’existence de gènes dont le déterminisme exclurait le rôle central du milieu est rejetée, ainsi que la théorie chromosomique de l’hérédité. A partir de 1936 une répression se met en place contre certains généticiens. L’américain Hermann J. Muller, futur prix Nobel et sympathisant communiste quitte l’URSS en 1937.  Nicolas Vavilov, généticien de renommée internationale, est démis de ses fonctions et est arrêté. Il mourra en prison en 1943. En 1948, lors du congrès de l’Académie Lénine des sciences économiques, des scientifiques sont sommés d’abjurer les théories de la génétique classique. Les partis communistes de France, de Belgique et de Grande-Bretagne exigent des biologistes membres de leurs partis la même démarche. Ce qui provoque le départ de nombreux biologistes, comme par exemple le futur prix Nobel Jacques Monod en France. Les intellectuels communistes qu’ils soient philosophes, écrivains (Aragon par exemple) ou spécialistes en sciences humaines, tous s’improvisent experts en génétique et en agronomie. L’affaire Lyssenko sera finalement un échec pour les partis communistes occidentaux.

L’industrie du tabac est un cas d’école dans ce domaine. Elle a largement financé la recherche scientifique sur le cancer afin de générer un doute sur la nocivité du tabac sur la santé en montrant par exemple que le cancer du poumon pouvait avoir d’autres causes (génétiques, environnementales) que celles liées à la consommation du tabac et de ses additifs.

Rédigé par A. Louangvannasy

Publié dans #science;, #explications de texte, #vérité, #liberté d'expression

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