DM- texte 2 : Hannah Arendt
Publié le 22 Octobre 2021
La question “Qu’est-ce qui nous fait penser ?” ne cherche ni causes, ni intentions. Sans contester le besoin qu’a l’homme de penser, elle part de l’hypothèse que l’activité de penser est à sa place parmi ces energeia qui, comme la pratique de la flûte trouvent leur fin en elles-mêmes et ne laissent dans le monde aucun résultat extérieur tangible. On ne peut situer le moment où se besoin a commencé à se faire sentir, mais le fait même que le langage existe, ajouté à tout ce que l’on sait de la période préhistorique, et des mythologies aux auteurs anonymes autorise, sans trop risquer de se tromper, à imaginer qu’il est contemporain de l’apparition de l’homme sur la terre. Ce qu’on peut dater cependant, ce sont les débuts de la métaphysique et de la philosophie, et il est facile de donner un nom aux réponses apportées à la question aux différents moments de l’histoire. La réponse donnée par les Grecs, tient en partie à la conviction de tous les penseurs, que la philosophie met les mortels à même de hanter le voisinage des choses immortelles et d’acquérir par-là, ou de nourrir en eux-mêmes “l’immortalité … Le principe qui demeure dans la partie la plus élevée de notre corps.”(1) Pendant le cours laps de temps où ils tolèrent de s’y consacrer, l’activité philosophique transforme les mortels en créatures proches des dieux, en “dieux mortel” pour Cicéron (le fait que dans l’Antiquité, l’étymologie, ait, à plusieurs reprises, fait dériver le mot clé “theorein” et même “theatron” de “theos”, est de la même veine.) L’ennui c’est que la réponse des Grecs est incompatible avec le mot même de “philosophie”, amour ou désir de la sagesse, qu’il est malaisé d’attribuer aux dieux ; selon la formule de Platon, “il n’y a pas de dieu qui s’occupe à philosopher, ni qui ait envie d’acquérir le savoir (car il le possède”).
Hannah ARENDT
(1) Platon, Timée, 90c.