Le bonheur est-il dans la nature ?

Publié le 27 Novembre 2021

«  Forêts paisibles, forêts paisibles,

Jamais un vain désir de trouble ici nos cœurs

Sils sont sensibles, s’ils sont sensibles

Fortune ce n’est pas au prix de tes faveurs.

 

Forêts paisibles, forêts paisibles,

Jamais un vain désir de trouble ici nos cœurs

Sils sont sensibles, s’ils sont sensibles

Fortune ce n’est pas au prix de tes faveurs ;

 

Dans nos retraites, dans nos retraites,

Grandeur ne vient jamais offrir tes faux attraits.

Ciel, ciel, tu les as faites

Pour l’innocence et pour la paix.

 

Forêts paisibles, forêts paisibles,

Jamais un vain désir de trouble ici nos cœurs

Sils sont sensibles, s’ils sont sensibles

Fortune ce n’est pas au prix de tes faveurs.

 

Jouissons dans nos asiles,

Jouissons des biens tranquilles !

Ah, peut-on être heureux

Quand on forme d’autres vœux ?

 

Forêts paisibles, forêts paisibles,

Jamais un vain désir de trouble ici nos cœurs

Sils sont sensibles, s’ils sont sensibles

Fortune ce n’est pas au prix de tes faveurs. »

Louis Fuzelier

 Les Indes Galantes, La danse du grand calumet de la paix, opéra-ballet de Jean-Philippe Rameau, 1735

 

    Bien que l’intrigue du livret de l’opéra-ballet de Jean-Philippe Rameau soit assez pauvre, ce texte de Louis Fuzelier est intéressant car il propose une conception du bonheur originale pour l’époque.

    En effet ce texte aurait pu être écrit par Jean-Jacques ROUSSEAU, philosophe, écrivain, compositeur du XVIII° siècle, siècle des Lumières. Même si  Rousseau n'appréciait pas particulièrement la musique de Rameau. Il jugeait que la musique italienne de l’époque était bien supérieure à la musique française (celle de Jean-Philippe Rameau en l’occurrence).

    En 1754 - Rousseau publie le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, dans lequel il développe une conception originale, à l’encontre du « mainstream » des Lumières, qui va faire scandale.

    ■ Pour la plupart des philosophes qui ont précédé Rousseau, au XVII° siècle et pour ses contemporains, l’homme se définissait naturellement comme un être égoïste, centré sur la satisfaction de ses désirs, un être devant être « éduqué » (tiré vers le haut « ex-ducere [1]») par la civilisation.

La civilisation se manifeste par les progrès de la raison humaine, c’est-à-dire au XVII° et au XVIII° siècle, principalement par les progrès de la science et de la technique. Ceux -ci permettent à l’homme de se « civiliser », c’est à-dire de sortir de l’état de nature où il est comme un animal, pour entrer dans la culture, c’est-à-dire dans l’humanité. Grâce à la civilisation nous ne pouvons plus être définis par la partie purement biologique de notre être : nous ne sommes pas des animaux.
 

La civilisation prend deux formes principales :

1°) L’accroissement de la puissance et la domination de de l’homme sur la nature : les progrès de science et de la technique permettent à l’homme une meilleure qualité de vie, un plus grand bonheur matériel.

2°) Ces progrès vont aussi le rendre meilleur sur le plan moral. L’individu ne vivra plus pour lui-même, mais pour un intérêt supérieur, l’intérêt général.  Bien sûr, la réalisation de cet intérêt général (par exemple la paix, la sécurité) exigera de lui des renoncements, des sacrifices, des insatisfactions, mais c’est à ce prix qu’il pourra réaliser ce qui fait sa dignité, ce qui fait son humanité : ce qui le rend différent et/ou supérieur à la bête brute.

L’homme civilisé n’est pas heureux (au sens de pleinement satisfait) mais il est meilleur sur le plan moral : il est plus vertueux, capable de se donner des objectifs qui vont à l’encontre de la satisfaction du désir naturellement égoïste, par exemple le sacrifice pour autrui. Ainsi pour la modernité le but de l’existence humaine ce n’est plus la vie heureuse (la satisfaction, le plaisir) comme pour les penseurs de l’Antiquité, mais la vie juste, morale. La seule véritable satisfaction qui soit digne de l’homme, le seul bonheur authentique, qui peut être développé au niveau d’une satisfaction complète et durable par le philosophe, c’est la satisfaction que l’homme éprouve à mener une vie spirituelle et morale. Les autres plaisirs sont considérés comme inférieurs et pouvant nous rabaisser vers la partie biologique et animale de notre être, vers l'indignité.

Pour Rousseau l’homme est par nature « bon » et heureux, c’est la civilisation qui le corrompt, qui le rend mauvais et malheureux.

Ainsi si l’on reprend le texte du livret de l’opéra de Jean- Philippe Rameau, l’homme dans l’état originel, dans l’état de nature (« Forêts, paisibles, forêts paisibles », « retraite »), l’homme sauvage[2] vit parfaitement heureux, car la nature[3] peut subvenir à tous ses besoins naturels et nécessaires et aucun désir vain ou superflu ne vient troubler son cœur (« Jamais un vain désir de trouble ici nos cœurs »). En en effet « peut-on être heureux quand on forme d’autres vœux ? » que ceux que la nature a prévu pour nous ? 

On retrouve ici une vision épicurienne du bonheur : le bonheur est dans la satisfaction de nos désirs naturels et nécessaires et dans le renoncement aux désirs vains et superflus. Pour être heureux, il suffit d’apprendre à désirer :   limiter nos désirs à ce nous est naturellement nécessaire, et que nous pouvons satisfaire.

Il ne dépend donc que  de nous (de chacun) d’être heureux.

 

    Le bonheur de l’homme sauvage se définit comme un état de satisfaction complète et durable. Mais cet état originel n’est qu’un idéal théorique. Aucun homme n’a jamais vécu dans l’état de nature. Les hommes ont toujours vécu en société.

La vie en société et la civilisation nous permettent peut-être de gagner en qualité de vie, en sécurité pour ce qui concerne la satisfaction de nos besoins naturels et nécessaires, mais elles créent aussi des désirs non nécessaires et vains, des désirs superflus et que nous ne pouvons satisfaire.

En effet nous dit Rousseau,  lorsque nous vivons en société, nous ne pouvons ne pouvons pas nous empêcher de nous comparer et de rivaliser avec les autres. Nous recherchons « La grandeur » ; nous voulons être toujours mieux qu’autrui afin qu’autrui puisse nous admirer et nous envier. L’homme civilisé a besoin du regard d’autrui pour exister. L’estime ou l’amour de soi que nous avions pour nous-mêmes et qui nous permettait de veiller à la satisfaction de nos besoins dans l’état de nature[4], ne nous suffit plus en société, cet amour naturel de soi, s’est transformé en amour- propre.


    Dans la société notre bonheur ne dépend plus de nous (de soi) mais d’autrui qui peut ou non, nous accorder et nous retirer sa reconnaissance. Par conséquent, comme il ne dépend pas de nous d’être heureux. L’homme civilisé toujours en quête de la reconnaissance d’autrui est donc un être insatisfait et malheureux.

Ainsi pour Rousseau, si le bonheur est dans la nature, il n’est pas dans la civilisation.

 

L’homme civilisé qui ne peut cependant pas renoncer à l’idéal d’un bonheur qui serait dans la satisfaction et le plaisir (même éphémère), n'a alors que deux possibilités :

  • Se divertir : se détourner vers des bonheurs illusoires.
  • Accepter la cruelle réalité et se tourner vers une vie spirituelle et morale, une vie philosophique. On peut penser ici à l’exemple du philosophe américain Henry D. Thoreau qui est partir vivre dans les bois pour mener une vie de simplicité.  
 
 

 

 
 

 

 

[1] Eduquer a une double étymologie :

  • educare : prendre soin
  • educere : conduire hors de 

Eduquer un homme c’est le conduire hors de l’état de minorité, c’est-à-dire l’état dans lequel sa volonté est sous la tutelle ou l’autorité d’autrui, vers l’état de majorité, c’est-à-dire l’état dans lequel chacun est sous sa propre autorité. La bonne éducation est toujours une éducation à la liberté.

Au siècle des Lumières, notamment sous l’impulsion de la pensée de Jean-Jacques Rousseau,  se développe l’idée que les hommes naissent libres et égaux, mais cette liberté, c’est une liberté qui s’apprend, qui se conquiert sur la nature, qui s’éduque. Elle nous est donnée en puissance, il nous appartient de la réaliser en acte.

Cependant pour Rousseau cette liberté qui nous est donné par la Nature, nous la perdons du fait des circonstances historiques, et il nous faut la reconquérir par l’action politique. «  L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. »  le contrat Social, chap. I , 1762.

 

[2] Le nom « sauvage » vient du mot latin sylva, qui veut dire la forêt, le sauvage c’est donc celui qui vit dans la forêt, autrement dit c’est l’animal.

[3] La nature se définit comme tout ce qui existe indépendamment de l’homme, ce qui appartient à cette totalité originelle, the wilderness(H.D.Thoreau) , qui constitue le milieu ou l'écosystème dans lequel nous vivons.

[4] L’état de nature étant l’exact opposé de la vie société, est par définition un état d’isolement. L’homme sauvage n’a pas de relation sociale à autrui. Il vit solitaire, centré sur la satisfaction de ses besoins.

Rédigé par A. L

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