HLP- Question d'interprétation : Walter Benjamin, Baudelaire ou les rues de Paris (1935)
Publié le 22 Décembre 2022
Le génie de Baudelaire, nourri de mélancolie, est un génie allégorique. Avec Baudelaire, Paris devient pour la première fois un objet pour la poésie lyrique. Cette poésie n’est pas un art local, le regard que l’allégoriste pose sur la ville est au contraire le regard du dépaysé. C’est le regard du flâneur, dont le mode de vie couvre encore d’un éclat apaisant la désolation à laquelle sera voué l’habitant des grandes villes. Le flâneur se tient encore sur le seuil, celui de la grande ville comme celui de la classe bourgeoise. Aucune des deux ne l’a encore subjugué. Il n’est chez lui ni dans l’une ni dans l’autre. Il se cherche un asile dans la foule. […] Celle-ci est le voile à travers lequel la ville familière apparaît comme fantasmagorie et fait signe au flâneur. Ainsi travestie, elle est tantôt un paysage, tantôt une chambre. Le grand magasin, exploitant l’un et l’autre de ces thèmes, met à contribution la flânerie elle-même. Le grand magasin est le dernier trottoir du flâneur.
Dans l’intelligence du flâneur, l’intelligence va au marché. Pour en contempler le spectacle, croit-elle, mais en vérité – pour y trouver un acheteur. A ce stade intermédiaire où elle a encore des mécènes, mais déjà commence à se familiariser avec le marché, elle se présente comme bohème. […] La poésie de Baudelaire a ceci d’unique, que les images de la femme et de la mort s’y fondent en une troisième, celle de Paris. Le Paris de ses poèmes est une ville engloutie, plus sous-marine que souterraine. Les éléments chtoniens[1] de la ville – sa formation topographique, le vieux lit abandonné de la Seine – trouvent sans doute un écho dans son œuvre. Mais il y a chez Baudelaire un substrat social, moderne, qui joue un rôle déterminant dans l’idylle funèbre » de la ville. Le moderne est un accent capital de sa poésie.
Walter Benjamin, Baudelaire ou les rues de Paris (1935)
[1] Chtonien : adjectif mythologique qui se réfère à la terre, au monde souterrain, aux Enfers.
Question d’interprétation : Vous montrerez comment, dans ce texte, W. Benjamin représente le flâneur comme un esthète intéressé.
Méthode de travail :
La question d'interprétation est une question qui s'appuie sur la compréhension préalable du texte donné. Il s'agit de répondre précisément à partir d'éléments donnés dans le texte.
La compréhension du texte doit mobiliser des connaissances. Le candidat à l'examen ne peut pas se présenter comme s'il n'avait aucune connaissance du programme.
Dans ce texte les connaissances à mobiliser sont explicitement posées : Baudelaire, la ville, la modernité.
Dans le cadre d’un « Devoir-Maison », je prends le temps de me documenter un peu pour avoir une lecture plus approfondie du texte, et compléter mes connaissances (je me fais une fiche de révision sur ces trois grands thèmes car je risque d’en avoir besoin le jour de l’examen).
La difficulté de l'épreuve est dans la gestion du temps. Sur les 4 heures de l'épreuve, je dois répartir mon temps entre 1) la compréhension du texte (littéraire ou philosophique), 2) la question d'interprétation ( littéraire si le texte est un texte littéraire, philosophique si le texte est un texte philosophique) 3) l'essai ( philosophique si le texte est littéraire, littéraire si le texte est philosophique).
Pour réussir il faut être rigoureux et méthodique.
La question d'interprétation philosophique
Avant de répondre à la question d'interprétation, je prends le temps d'expliquer le texte au brouillon.
Je n'ai pas le temps de faire une explication détaillée comme pour l'épreuve de philosophie. Il faut cependant mettre à jour les éléments importants et significatifs du texte.
Lecture dirigée du texte
1. Quel est le thème du texte ? (Le thème concerne tout le texte)
2. A travers quel regard la ville est- elle décrite ici ? Est-ce le regard « intéressé » de l’homme ordinaire ?
3. A quel poète W. Benjamin se réfère-t-il ? Pourquoi choisir ce poète ? (Vous devez vous appuyer sur vos connaissances pour répondre). Qu’est-ce qui caractérise sa poésie ?
4. « Cette poésie n’est pas un art local, le regard que l’allégoriste pose sur la ville est au contraire le regard du dépaysé. » Expliquez l’opposition : Que serait un regard « péyi » comme on dirait en Martinique, produit par un art local, et un regard dépaysé ? Que peut-on en déduire en ce qui concerne le poète ? (je vérifie mon intuition en expliquant la suite du texte).
5. A quel personnage est comparé le poète ? Qu’est-ce qui caractérise ce personnage ?
« C’est le regard du flâneur, dont le mode de vie couvre encore d’un éclat apaisant la désolation à laquelle sera voué l’habitant des grandes villes. Le flâneur se tient encore sur le seuil, celui de la grande ville comme celui de la classe bourgeoise. Aucune des deux ne l’a encore subjugué. Il n’est chez lui ni dans l’une ni dans l’autre. Il se cherche un asile dans la foule. […]].
- En quoi le mode de vie du « flâneur » se distingue-t-il de celui de l’habitant des grandes villes ?
- Expliquez l’image « se tient sur le seuil ». Pourquoi W. Benjamin associe-t-il la grande ville et la classe bourgeoise ?
- Le flâneur cherche-t-il a se tenir à l’écart de la population des villes ? Quelle est la fonction sociale et politique de la poésie ?
6. Le poète donne-t-il une image réaliste de la ville ? Expliquez l’image du « travestissement ».
7. Expliquez la distinction : « Ainsi travestie [la ville] est tantôt un paysage, tantôt une chambre. »
8. Pourquoi « le grand magasin [est-il] le dernier trottoir du flâneur » ? Qu’est-ce que la ville et le grand magasin ont en commun ?
9. « Dans l’intelligence du flâneur, l’intelligence va au marché. Pour en contempler le spectacle, croit-elle, mais en vérité – pour y trouver un acheteur. A ce stade intermédiaire où elle a encore des mécènes, mais déjà commence à se familiariser avec le marché, elle se présente comme bohème. »
- Quels sens donner au mot marché dans cette phrase (2 sens possible).
- Qu’est-ce qu’un mécène ? Quel autre système économique pourrait financer l’activité poétique ?
- Qu’est-ce que la bohème ?
- L’activité du poète est-elle purement désintéressée et contemplative ?
10. Qu’est-ce qui caractérise la poétique de la ville de Baudelaire ?
Je fais une synthèse : on peut dégager trois grands thèmes qui s’entremêlent dans ce texte, et dont la poésie de Baudelaire se fait l’expression :
● La ville
● Le poète
● La modernité
Je caractérise chacun de ces thèmes pour voir si j’ai compris le texte.
Ce travail d'explication prend du temps mais est formateur. Le jour de l'examen vous aurez en tête ces éléments et cela ira plus vite.
Question d'interprétation
Question d'interprétation : Vous montrerez comment, dans ce texte, W. Benjamin représente le flâneur comme un esthète intéressé.
Je problématise ma question, autrement dit je la questionne pour la préciser :
1. Qu'est-ce qu'un "flâneur" pour W. Benjamin ? Est-ce simplement l'homme ordinaire qui se promène sans but prédéterminé ?
► je m'appuie sur les éléments du texte pour répondre. Il me suffit pour cela d'utiliser les notes que j'ai prises au brouillon.
2. Une fois que l'on a défini ce qu'est un "flâneur" pour W. Benjamin, on se demande alors qu'est-ce qu'un "esthète intéressé" ?
► Pour définir ce qu'est un esthète j'utilise un dictionnaire (cela me permettra d'avoir une définition rigoureuse et précise). Pourquoi le "flâneur" selon W. Benjamin est-il un "esthète" ?
► Je définis l'adjectif "intéressé" :
- a) selon l'opinion commune
- b) selon la philosophie.
► Je mobilise mes connaissances : pourquoi l'expression "esthète intéressé " me semble paradoxale par rapport à ce que j'ai appris en cours ? (je dois m'étonner de la formulation de la question). En quoi l'artiste, le poète peut-il être "intéressé" selon W. Benjamin ?
Dans ma réponse il y aura deux moments : 1) le poète est un esthète désintéressé (je trouve des éléments dans le texte) ; 2) le poète est paradoxalement un "esthète intéressé" (mais est-ce encore du poète dont il est question dans ce passage du texte ? Je peux résoudre le paradoxe).
Je rédige ma réponse
Le plan de ma réponse sera donc ordonné en trois moments :
I. La définition du "flâneur" selon W. Benjamin : la figure du poète.
II. Le poète est par définition désintéressé.
III. Mais le poète n'en n'est pas moins homme, il ne vit pas hors du monde. Il ne peut se soustraire à la logique du marché gouverne la société à laquelle il appartient. Le poète est paradoxalement un "esthète intéressé".
Chaque partie contient des éléments pris dans le texte.
Documents pour approfondir la réflexion
Document : Extrait de L'art romantique, C. Baudelaire (1868) - chap. III : le peintre de la vie moderne.
Dans ce texte Baudelaire décrit son ami Constantin Guys. Ce dernier était journaliste ; il fixait l'évènement dans des croquis qu'il envoyait aux quotidiens qui en tiraient des gravures pour illustrer les nouvelles.
La foule est son domaine, comme l'air est celui de l'oiseau, comme l'eau celui du poisson. Sa passion et sa profession, c'est d'épouser la foule. Pour le parfait flâneur, pour l'observateur passionné, c'est une immense jouissance que d'élire domicile dans le nombre, dans l'ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l'infini. Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir. L'observateur est un prince qui jouit partout de son incognito. L'amateur de la vie fait du monde sa famille; comme l'amateur du beau sexe compose sa famille de toutes les beautés trouvées, trouvables et introuvables ; comme l'amateur de tableaux vit dans une société enchantée de rêves peints sur toiles. Ainsi l'amoureux de la vie universelle entre dans la foule comme dans un immense réservoir d'électricité. On peut aussi le comparer, lui, à un miroir aussi immense que cette foule ; à un kaléidoscope doué de conscience, qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de tous les éléments de la vie. C'est un moi insatiable du non-moi, qui, à chaque instant, le rend et l'exprime en images plus vivantes que la vie elle-même, toujours instable et fugitive. " Tout homme", disait un jour M. G. dans une de ses conversations qu'il illumine d'un regard intense et d'un geste évocateur, "tout homme qui n'est pas accablé par un de ses chagrins d'une nature trop positive pour ne pas absorber toutes les facultés, et qui s'ennuie au sein de la multitude, est un sot ! un sot ! Et je le méprise.
LES FOULES
Il n'est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art ; et celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage.
Multitude, solitude : termes égaux et convertibles par le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas être seul dans une foule affairée.
Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut, à sa guise, être lui-même et autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun. Pour lui seul, tout est vacant ; et, si de certaines places paraissent lui être fermées, c'est qu'à ses yeux elles ne valent pas la peine d'être visitées.
Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. Celui-là qui épouse facilement la foule, connaît des jouissances fiévreuses, dont seront éternellement privés l'égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme un mollusque. Il adopte, comme siennes, toutes les professions, toutes les joies et toutes les misères que la circonstance lui présente.
Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé à cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution de l'âme qui se donne tout entière, poésie et charité, à l'imprévu qui se montre, à l'inconnu qui passe.
Il est bon d'apprendre quelquefois aux heureux de ce monde, ne fût-ce que pour humilier un instant leur sot orgueil, qu'il est des bonheurs supérieurs au leur, plus vastes et plus raffinés. Les fondateurs de colonies, les pasteurs des peuples, les prêtres missionnaires exilés au bout du monde, connaissent sans doute quelque chose de ces mystérieuses ivresses ; et au sein de la vaste famille que leur génie s'est faite, ils doivent rire quelquefois de ceux qui les plaignent pour leur fortune si agitée et pour leur vie si chaste.
Charles Baudelaire, Le spleen de Paris ou Les cinquante petits poèmes en prose, 1857.
Document : Baudelaire, ou la figure du poète qui monte à l’assaut des chocs de la ville, in Les attraits métamorphiques des petites peurs de M. Girard, dans la revue Lignes 2004/3 pp. 89 à 108
Revenons au texte que Benjamin consacre à Baudelaire, « Sur quelques thèmes baudelairiens ». Benjamin distingue d’abord l’écriture de celui-ci, des souvenirs de Proust qui répondent à la dynamique de la mémoire involontaire. Mémoire involontaire et conscience s’articulent au regard de l’événement vécu. Là où la conscience protège des excitations trop fortes provenant de l’extérieur, des frayeurs, la mémoire involontaire rassemble les traces d’événements, de sensations qui ne sont pas passées dans le système conscient. C’est de ce matériau-là que part Proust : « Ne peut devenir élément de la mémoire involontaire que ce qui n’a pas été expressément vécu par le sujet. Thésauriser, à partir des processus d’excitation, “des traces durables qui servent de base à la mémoire”, ce serait là, selon Freud, une tâche réservée à “d’autres systèmes”, qu’il faut considérer comme différents de la conscience .
La conscience a une fonction de pare-excitation ; et ce qui intervient alors, c’est le destin de l’événement, du choc. Benjamin cite Valéry, qui interroge la validité de cette préparation par le système conscient : que reste-t-il à écrire de cette insuffisance qui caractérise l’expérience du sujet à traiter ses émotions, si tout est passé dans le système conscient ? En effet, « le choc ainsi amorti, ainsi paré par la conscience, donnerait à l’événement qui l’a provoqué le caractère d’une expérience vécue au sens précis du terme. L’incident (directement incorporé à l’enregistrement du souvenir conscient) serait ainsi stérile pour l’expérience poétique. […] Ce serait la plus haute performance de la réflexion. Elle ferait de l’événement une expérience vécue ».
De là, Benjamin décrit la tentative volontaire de Baudelaire de s’émanciper des expériences vécues. C’est dans la ville que le poète monte à l’assaut des chocs de l’expérience ; il s’agit pour lui de saisir au vol une expérience en passe de devenir souvenir, de la heurter avant qu’elle ne passe.
Aussi, dans le même registre que la pauvreté en expérience, c’est l’impréparation aux événements effrayants qui serait propice à l’expérience poétique. Le poète sait perdre la mémoire et retrouver la peur. « Baudelaire a traduit cette situation par une image violente. Il parle d’un duel où l’artiste crie de frayeur avant d’être vaincu . Ce duel est le processus même de la création. Ainsi Baudelaire a situé l’expérience de choc au cœur de son travail d’artiste. […] Livré à la frayeur, Baudelaire a l’habitude de la provoquer ." Les secousses de la prose font une place aux frissons du poète. La rupture de la barrière de protection est violemment éprouvée, mais presque autant qu’attendue, ou suscitée ; elle devient le nœud d’une expérience créatrice. Et les mots comme l’écriture, le rythme, laissent transparaître cette humeur du poète, en lutte avec lui-même, avec le monde. « Aux chocs, d’où qu’ils vinssent, Baudelaire a décidé d’opposer la parade de son être spirituel et physique. »
Baudelaire reconnaît ainsi à Arsène Houssaye que l’écriture s’impose par la fréquentation des villes. Les poèmes en prose seraient nés de cette fureur urbaine, et leur irrégularité, les chocs qu’ils traduisent, sont ceux que subit l’habitant des villes : « Quel est celui de nous qui n’a pas, en ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? C’est surtout dans la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant . »
Fendue par les coups d’épée de l’escrimeur poète, la foule se révèle être le site où les chocs s’offrent au regard impétueux du flâneur, toujours en retrait, extérieur à la scène qu’il s’empressera de relater, une fois rentré chez lui. Il existe ainsi un lien, précise Benjamin, entre « l’image du choc et le contact avec les masses qui habitent les grandes villes ». La foule est à Baudelaire ce que la bureaucratie est à Kafka, un fonds, un bas-fond, qui s’expose finalement assez peu directement. Elle est le voile à travers lequel la ville se révèle au regard du poète.
Benjamin met en perspective la vision de Baudelaire et celle de Poe sur la foule, à partir d’un poème de celui-ci intitulé L’Homme des foules. Deux tendances se tissent au travers de ces écrits, puisque la foule décrite par Poe s’apparente à la foule disciplinaire, disciplinée, là où Baudelaire, dans le retrait de la flânerie, suppose une âme à la foule, du jeu, des lignes de fuite. Il invente surtout ce personnage du flâneur, qui sait capter de la foule l’intérêt de sa multitude. Ainsi, « le texte de Poe met en lumière le vrai rapport qui lie sauvagerie et discipline. Les passants qu’il décrit se conduisent comme des êtres qui, adaptés aux automatismes, n’ont plus, pour s’exprimer que des gestes d’automates. Leur conduite n’est qu’une série de réactions à des chocs ».
Ces passants-là seront prompts à répondre aux injonctions industrielles, à la police, aux dispositifs que le pouvoir mettra en place pour assurer l’ordre public, la bonne tenue des lignes. La foule du flâneur présente d’autres figures, promet d’autres réjouissances et échappe au symptôme de la standardisation de masse. Le flâneur est libre d’attaches, comme le nouveau-né de Benjamin, ni l’un ni l’autre ne laisseront trace de leur passage dans le monde, ils sont anonymes. Dans Les Foules, le poète flâneur est curieux, il s’empare de tout ce qui vient, se nourrit, comme d’un repas, de la multitude des singularités. « Multitude, solitude, termes égaux et convertibles pour le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée .»
L’appétit du poète envers la foule, son ardeur, font écho à l’état poreux, ouvert, du sujet urbain, qu’il s’agirait de définir ici. À la violence, à l’angoisse occasionnées par la confrontation des corps et des techniques, dans l’espace public, Baudelaire a trouvé la parade du flâneur, qui « adopte siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les misères que la circonstance lui présente ».
C’est un avenir révolutionnaire qu’il destine à la masse parisienne, ainsi que Benjamin qui voit l’avènement du quelconque, le soulèvement des foules, dans les nouvelles techniques de reproduction, le cinéma et la photographie. En somme, des différences relevées entre le poème d’E. Poe et celui de Baudelaire, se dessine aussi le destin d’une foule qui saurait se soustraire à une représentation bio-politique, disciplinaire, du corps social. Les automatismes des dispositifs urbains sont déplacés, inversés, dans leur expression poétique, ou cinématographique.
L’usage pour nous aujourd’hui de telles représentations de la ville, de la foule, serait le rappel de ce qui échappe toujours à la désignation. Aux grandes frayeurs actuelles, appareillées, relayées par la vox populi, qui identifie, autant que possible, les auteurs des crimes, ceux qui sont à craindre, répond la multitude des détails, les peurs moléculaires et poétiques. Ce sont celles qui nous restent, tant qu’elles peuvent être imperceptibles, inénarrables et fraîches encore, pour une tentative créatrice.
Des détails, des mouvements, des rires, des coups, des bruits inhabituels, des couleurs, qui nous restent à saisir, puisqu’ils sont à tout le monde, en partage. Et si vous avez la chance d’être imparfaits, quelque défaut d’audition ou le trouble d’une myopie légère sauront vous dévoiler ce qui, de la ville, de son langage, ne se soumet pas. Il y aura lieu, alors, d’user de nos frayeurs pour écouter, sentir, regarder, et imaginer. L’odeur singulière des rails surchauffés du métro, qui pourrait témoigner du danger d’une explosion, deviendrait le parfum d’une étreinte, et les corps brûlants, serrés, à en étouffer, évoqueraient une danse, une fête, une embrassade extraordinaire. On repense à cette femme, l’autre jour encore, qui sut retourner à temps une situation critique, alors qu’elle prenait une place convoitée par un autre, et qu’elle lui suggéra ses genoux, en échange, comme meilleure assise ! Le monsieur fut étonné, il y eut des rires, et la peur d’un conflit fut bientôt dissipée par cette proposition surprenante, qui fit événement. C’est peut-être en ne répondant pas aux peurs qui sont attendues de nous, mais en étant attentifs à d’autres, à d’autres affects, à d’autres images, que nous pourrions nous affranchir, et comme Baudelaire, déceler ses qualités d’expérience poétique. Comme Baudelaire, ou comme l’enfant qui s’accroche aux barres métalliques du métro – que certains ne touchent que du bout des doigts, par peur de contagion – et s’enivre à tourner autour, inlassablement, jusqu’à tomber. Cet enfant qui parle fort, encore, qui rit, et peut s’émerveiller de ce que nous sommes invités à craindre.
Document : Fragments sur Baudelaire, W. Benjamin
11. Le comportement de Baudelaire sur le marché littéraire : Baudelaire était - grâce à sa profonde expérience de la nature de la marchandise - capable ou contraint, de reconnaître dans le marché une instance objective (cf. ses Conseils aux jeunes littérateurs). Grâce à ses négociations permanentes avec des rédactions, il était en contact ininterrompu avec le marché. Ses procédés - la diffamation (Musset), la contrefaçon (Hugo). Baudelaire a été le premier à avoir eu l'idée d'une originalité adaptée au marché, qui était ainsi plus originale que toute autre (cf. "créer un poncif"). Cette création supposait une certaine intolérance. Baudelaire voulait faire de la place pour ses poèmes et dut pour ce faire en refouler d'autres. Il déprécia certaines libertés et licences poétiques des romantiques par sa façon toute classique de manier l'alexandrin, et la poétique classique par les ruptures et les défaillances qui lui sont propres dans le vers classique lui-même. Bref, ses poèmes contenaient des dispositions particulières destinées à refouler les poèmes concurrents.
12. Le personnage de Baudelaire entre de façon décisive dans la composition de sa gloire. Son histoire a été pour la masse des lecteurs petits-bourgeois une image d’Épinal, la "carrière d'un débauché" illustrée. Cette image a beaucoup contribué à la gloire de Baudelaire, même si ceux qui la propagèrent ne comptaient guère au nombre de ses amis. Sur cette image en est venue se poser une autre, qui a eu une influence moins large, mais qui n'en fut peut-être que plus durable dans le temps : cette image présente Baudelaire comme le défenseur d'une passion esthétique semblable à celle que Kierkegaard concevait par ailleurs vers cette époque (dans Ou bien ...ou bien ...). Il ne peut y avoir une étude approfondie de Baudelaire qui ne se mesure avec l'image de sa vie. En réalité, cette image est déterminée par le fait que Baudelaire prit le premier conscience, et de la façon la plus riche en conséquences, de ce que la bourgeoisie était sur le point de retirer sa mission au poète. Quelle mission sociale pouvait la remplacer ? Aucune classe sociale ne pouvait répondre ; il fallait être le premier à la tirer du marché et de ses crises. Baudelaire s'occupait moins de la demande manifeste à court terme que de la demande latente et à long terme. Les Fleurs du Mal prouvent qu'il l'a bien évaluée. Mais l'élément du marché dans lequel elle se manifestait à lui entraîna un mode de production ainsi qu'un mode de vie qui étaient très différents de ceux des anciens poètes. Baudelaire était obligé de revendiquer la dignité du poète dans une société qui n'avait plus aucune sorte de dignité à lui accorder. D'où la bouffonnerie de son attitude.
Les références utiles
Pour approfondir votre connaissance de Baudelaire, il y a le magnifique cours d'Antoine Compagnon au Collège de France : "Baudelaire moderne et anti moderne".
https://www.college-de-france.fr/agenda/cours/baudelaire-moderne-et-antimoderne
Tout particulièrement les cours du 14 février, du 28 février et du 6 mars 2012 qui portent sur les thèmes de la ville et de la foule.
Baudelaire moderne et antimoderne (7)
Baudelaire est contemporain de la révolution urbaine, entre 1841 et 1861, avec Haussmann bien sûr, ouvrier capital de cette transition ou de ce déclin. La vie parisienne se déplace du Palais-Ro...
Baudelaire moderne et antimoderne (8)
On trouve dans Les Fleurs du mal des poèmes qui évoquent la période précédant l'arrivée de l'éclairage au gaz et d'autres poèmes lui succédant. S'il y a une haine du gaz (le monde moderne,...
Baudelaire moderne et antimoderne (9)
On trouve de nombreux échos de cette expérience dans les écrits intimes, et notamment dans Fusées. " Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé à c...
Plus facile d'accès, à écouter sur France inter : Un été avec Baudelaire, par Antoine Compagnon
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/un-ete-avec-baudelaire?p=3
La modernité baudelairienne : difficile à saisir et ambiguë
"Baudelaire cherche ce quelque chose qu'on nous permettra d'appeler la modernité ; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l'idée en question. Il s'agit, pour lui, de dégager de...
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/un-ete-avec-baudelaire/la-modernite-2923107