Achille Mbembe : " Le nègre, figure de l'émancipation humaine" (Critique de la raison nègre)
Publié le 16 Janvier 2014
Entretien de Rosa Moussaoui avec Achille Mbembe, L'Humanité, 09/12/2013
Dans son dernier essai, Critique de la raison nègre, Achille Mbembe déploie une réflexion lumineuse sur l’altérité, sur la généalogie du concept de « race », indissociable de l’essor du capitalisme, sur ce qu’il nomme le « devenir nègre du monde ». Il pointe un horizon d’émancipation, celui d’une « montée en humanité » dans un monde débarrassé du fardeau de la race.
Quel rôle l'ANC et Mandela ont-ils tenu, au delà du combat contre le régime d'apartheid, dans les luttes contre les dominations coloniales sur le continent africain?
Le démantèlement de l’apartheid en 1994 clôture une longue phase historique des luttes modernes pour l'émancipation. Cette phase commence avec les grandes campagnes pour l'abolition de la traite des nègres et de l'esclavage. Elle se poursuit avec le mouvement pour la décolonisation, les luttes pour les droits civiques aux États-Unis. Mandela représente, en quelque sorte, le dernier mot de ces combats pour l'égalité. Il s'attaque frontalement au dogme de la suprématie blanche et de la domination de race qui empoisonnèrent pendant longtemps la vie des nations. C'est la raison pour laquelle le monde entier, aujourd'hui, célèbre sa vie.
Pourquoi l’Afrique du Sud tient-elle une place singulière dans votre réflexion ?
Le statut de l’Afrique du Sud dans ma réflexion est paradoxal. Ce que l’Afrique du Sud me permet de voir, c’est ce qui relève du possible. Elle manifeste, dans son histoire et dans sa vie contemporaine, de manière plus éclatante que tous les autres pays africains, ce que nous pourrions faire, quelles sont nos potentialités. Mais, en même temps, elle montre la difficulté à laquelle se heurte ce désir de créer du neuf, y compris les sociétés postrévolutionnaires.
Vous dites d’emblée que le terme « nègre », qui charpente votre dernier ouvrage, est indissociable de l’invention de la « race ». S’agit-il d’une fiction, d’un délire, d’un opérateur idéologique ?
C’est un concept, une notion dont les sens multiples ont varié tout au long de l’histoire, du moins à partir du XVe siècle. Le mot « nègre » renvoie aussi bien à une certaine fiction, que l’on s’efforce de traduire dans la réalité, par le biais du rêve, du désir ou de la violence, de la cruauté. Mais surtout, c’est un concept qui renvoie à l’impossibilité de contrôle, y compris de contrôle de ceux qui sont asservis, soumis à des conditions de déshumanisation extrêmes : les esclaves. De ce fait, c’est un nom qui renvoie à la possibilité toujours présente dans l’histoire d’un soulèvement radical.
Le « Nègre » est donc aussi une figure de la possible émancipation ?
C’est une figure de la possibilité d’insoumission, d’insurrection et d’émancipation. L’histoire de l’émancipation humaine est, quelque part, une histoire nègre, en même temps qu’une histoire de Nègres, dans la mesure où chaque être humain a en lui, une part de Nègre.
Cette universalité fut d’abord incarnée par la révolution haïtienne…
On sait ce que l’expérience haïtienne est devenue, mais, à ses origines, le moment haïtien de notre modernité a constitué comme une revanche. Haïti a émergé au monde comme conséquence d’une guerre menée par des esclaves. La grande hantise des propriétaires, à l’époque de l’esclavage, du XVe au XIXe siècle, était que les esclaves fassent corps, une nuit, et brûlent la plantation. Au point que la plantation était une structure paranoïaque. C’était une structure économique, bien sûr, où dominaient le paternalisme, la cruauté, les viols. Mais c’était également une structure psychique, d’ordre totalement paranoïaque, où la fonction de la peur était de reproduire constamment la peur dans une espèce de cercle infernal, dont ni les esclaves ni les maîtres ne voyaient comment l’interrompre, comment en sortir. Ce mécanisme de la peur reproduisant la peur reposait sur le fantasme, la fabulation. Pour fonctionner de cette manière, cette mécanique avait besoin d’un ancrage dans la « race ».
En quoi l’émergence du racisme est-elle indissociable de l’essor du capitalisme ? Quel rôle ce concept de race a-t-il joué dans la « première mondialisation » dessinée par le commerce triangulaire ? Au fond, est-ce que c’est l’invention du racisme qui a permis l’essor du capitalisme ?
Le capitalisme a toujours eu besoin, à partir du XVe siècle, de subsides raciaux pour sa reproduction élargie, sa reproduction à la fois dans le temps et dans l’espace. L’invention du Nègre s’opère dans un contexte de transnationalisation. Ce que j’appelle le premier capitalisme, c’est celui qui est inauguré sur les pourtours de l’Atlantique. Dans ce commerce triangulaire qui relie l’Europe, l’Afrique et les Amériques, circulent marchandises et esclaves. On assiste alors à l’émergence et à la consolidation de certaines technologies, à l’invention des assurances. Un droit de propriété se forge en Europe à cette époque avec, pour contre-fond, le commerce des esclaves. Il est impossible de comprendre quoi que ce soit à l’évolution des structures juridiques, philosophiques, narratives de l’Europe sans prendre en compte la traite des esclaves.
Vous décelez dans ce livre un retour de la « race » sous d’autres déguisements, ceux de la culture, de la religion, de la classification des êtres humains sous l’égide du biopolitique. Pourquoi cette notion de « race » est-elle aujourd’hui convoquée sous des formes nouvelles ?
La race est trop « utile » pour faire l’objet d’un effacement. Dans le contexte contemporain, il nous est de plus en plus difficile d’énoncer avec clarté les raisons pour lesquelles nous constituons un monde commun. Ces raisons ne nous sont plus du tout évidentes et, faute d’entreprendre une reconstruction patiente des raisons pour lesquelles nous devrions vivre ensemble, nous créons une situation où l’important est d’aller à la recherche de ce qui nous sépare. Dans ce contexte, la race devient un opérateur parce qu’elle permet de séparer ceux qui sont des nôtres de ceux qui ne le sont pas. Ceux qui, tout en vivant parmi nous, ne sont certainement pas des nôtres. La mobilisation du signifiant racial permet de départager l’humanité entre ceux qui doivent vivre et ceux qui doivent être exposés à l’indifférence et faire partie de la classe des superflus.
Vous caractérisez très précisément le moment du néolibéralisme dans lequel nous sommes aujourd’hui. Qu’y a-t-il de nouveau dans la façon dont ce système économique se déploie sur toute la planète ?
Nous sommes dans un moment au cours duquel la forme argent usurpe les fonctions de création et de rédemption autrefois attribuées à Dieu. C’est le moment où ce que l’on appelle Mammon dans la bible, où le principe de l’argent écarte le principe divin et prend sa place. À partir du moment où le principe argent prend la place du principe Dieu, le principe argent devient le relais premier et dernier de toutes les significations et s’institue en culte idolâtre dont le dogme consiste à tout confondre, à tout amalgamer, ce qui relève de l’humain, ce qui relève de la chose, ce qui relève de la marchandise. Tout cela ne compte plus.
Ce mouvement va de pair, dites-vous, avec la montée d’un impérialisme du désordre. Faire du profit implique-t-il, aujourd’hui, de semer le chaos ?
Oui ! En fait, à y penser, tel a été le principe impérialiste à ses origines. Les formes de sa manifestation ont évolué, mais le code génétique de l’impérialisme, c’est cela. Vous semez le chaos, vous opposez les uns aux autres, vous créez des situations de guerre civile. Vous gérez le désordre, le chaos. L’impérialisme consiste en la gestion, à son propre profit, d’un chaos que l’on suscite, que l’on organise et que l’on entretient. On le voit aujourd’hui avec les guerres d’occupation, l’économie d’extraction, le démantèlement de tout ce qui ressemble de près ou de loin à un bien commun.
Sur quoi se fonde votre opposition radicale aux interventions militaires françaises qui se succèdent sur le continent africain ?
D’un point de vue géostratégique, une course nouvelle vers l’Afrique est en cours. Quels en sont les acteurs principaux ? Ce sont les vieilles puissances occidentales, mais aussi de nouvelles puissances, telles que le Brésil, la Chine, l’Inde, la Turquie, ou encore les acteurs moyen-orientaux, comme le Qatar, l’Arabie saoudite. Il y a un faisceau d’acteurs qui, suivant des objectifs divers, ont en commun le sentiment que l’Afrique constitue un espace dont il faudrait contrôler les ressources pour s’assurer une place sur la scène mondiale contemporaine. C’est dans ce cadre général qu’il faut relire les interventions militaires françaises sur le continent. Interventions militaires que le gouvernement socialiste semble vouloir multiplier et accélérer. En prenant prétexte de l’affaiblissement réel des structures étatiques dans des pays comme le Mali, la Centrafrique. En invoquant la menace par ailleurs réelle de l’islamisme sous sa forme violente, par opposition à des traditions de l’islam portées vers la synthèse et le syncrétisme. Le gouvernement français affuble ces interventions militaires des habits de l’humanitarisme, lorsqu’il n’entonne pas les vieux refrains de l’amitié séculaire entre la France et les Africains. Mais quel est le prix à payer ? Qui le paye ? Comment ? Pourquoi ? Pourquoi la France peut-elle intervenir ainsi dans cette région du monde, censée être indépendante et souveraine ? Si cette région du monde est indépendante et souveraine, pourquoi ne parvient-elle pas à résoudre, par ses propres forces, par ses propres moyens, les situations d’extrémité auxquelles elle fait face ? Et si l’Afrique n’est pas capable elle-même de résoudre ces crises propres à engendrer ici et là des catastrophes humaines, pourquoi entretenir l’illusion qu’elle est capable de se gouverner elle-même ? Et, pour que les choses soient claires, si elle n’est pas capable de se gouverner elle-même, pourquoi ne pas la remettre sous tutelle, tout simplement ? Voilà le cadre conceptuel dans lequel je m’interroge sur ces interventions militaires. C’est la seule position de responsabilité possible pour les Africains. L’idéal serait que le vide hégémonique au cœur de la dynamique continentale soit comblé. S’il ne l’est pas, il constitue un appel d’air aux puissances extérieures, qui, pour des raisons que nous ne maîtrisons pas, décident d’intervenir.
Vous décrivez la marginalisation de la vieille Europe sur la scène du monde. Pourtant, elle oppose à ce mouvement une résistance féroce. Comment ce « devenir nègre » du monde dont vous parlez peut-il advenir face à ce que les grandes puissances déploient pour maintenir leur hégémonie ?
L’événement de notre temps, c’est effectivement le déclassement de l’Europe, le fait qu’elle n’est plus le centre de gravité du monde. Cet événement ouvre d’énormes opportunités pour la pensée critique, mais il est également porteur de dangers. L’Europe résiste, elle ne lâchera pas si facilement. Au fond, une dimension essentielle des crispations auxquelles nous assistons trouve sa source dans le fait que l’Europe, arrivée à son terminus, ne parvient pas à se réanimer elle-même et à réanimer ce que j’appelle son Idée. Le moment qui se présente devant nous sera un moment difficile. Il l’est d’ailleurs déjà. Pour tenter de conserver leur hégémonie, l’Europe et les États-Unis vont encourager la balkanisation du monde. Ils vont favoriser la multiplication des frontières, leur militarisation. Ils vont faciliter l’abrogation d’une série de droits, la normalisation de l’État d’exception, qui permet à la violence d’État de circuler de manière plus fluide dans les sociétés. La recherche des ennemis et leur exécution, de préférence extrajudiciaire, deviendra le centre nerveux de leur politique du monde.
Comme dans votre précédent livre, Sortir de la grande nuit, vous imaginez une belle alternative, celle d’une « montée en humanité ». Qu’entendez-vous par là ?
C’est une idée que je dois à une tradition de la critique d’origine africaine, de W. E. B. Du Bois à Édouard Glissant. Elle renvoie d’abord à une expérience douloureuse, celle de l’esclavage et à l’effort déployé par les esclaves pour conserver l’essentiel de leur humanité, pour remonter à la vie et s’accomplir en communion, en lien avec l’ensemble des vivants. Ce processus de remontée à la vie, de réapparition à partir des profondeurs de l’infamie, de restitution à une certaine forme de dignité inhérente à la condition humaine, c’est ce que j’appelle la montée en humanité. C’est une montée qui, par définition, pour être valable, doit être partagée.
Dans cette longue crise que traverse le système capitaliste, quels indices d’un monde nouveau décelez-vous ? Quelles sont les possibilités d’une telle « montée en humanité » dans un paysage mondial ravagé par la pauvreté, les guerres, les conflits ?
Si nous changeons notre manière de regarder, d’entendre, d’écouter, il est possible de percevoir ces indices. La réalité est que beaucoup de gens sont sonnés, étourdis, bombardés de toutes parts. À la fois par des systèmes politiques en voie de pétrification et par un régime éco-nomique ayant atteint son point de fuite maximal et, dans ce processus, s’étant transformé en une violente abstraction. Ils sont sonnés par la puissance de fiction favorisée par un système médiatique qui vit sur la reproduction indéfinie des peurs et des fantasmes. Et donc ils se cherchent. Mais les indices d’un autre possible historique sont là, dans l’émergence de nouvelles formes de solidarité transnationales, dans une partie de la création esthétique et imaginaire, dans une série de spetites abolitions telles qu’on les voit en Afrique du Sud, où triomphent certaines idées de la famille, de l’amour, du mariage. Je crois qu’il faudrait s’appuyer sur ces petits pas pour ouvrir davantage de brèches dans un système vraiment clos.
Une Pensée de l’émancipation
Achille Mbembe est professeur d’histoire et de science politique à l’université du Witwatersrand, à Johannesburg. Il enseigne aussi au département des études romanes de Duke University (États-Unis). Dans ses derniers essais, il déplie, à partir de l’héritage anticolonialiste et anti-impérialiste, une réflexion féconde et stimulante sur les sociétés postcoloniales marquées par des réassemblages complexes, sur les politiques de prédation dont l’Afrique est la cible, sur la façon dont les politiques néolibérales se déploient à l’échelle du monde. De cette pensée critique découle une pensée de l’émancipation dessinant les contours d’un monde commun.
Sur France Culture : "Nous devenons tous nègres, avec Achille Mbembe"
Emission du 28/12/2013
Invité : Achille Mbembe, professeur d'Histoire et de science politique à l'Université de Witwatersrand à Johannesburg (Afrique du Sud) et à Duke University - Département des études romanes (USA), à propos de son essai Critique de la raison nègre (La Découverte, octobre 2013)
De tous les humains, le Nègre est le seul dont la chair fut faite marchandise. Au demeurant, le Nègre et la race n'ont jamais fait qu'un dans l'imaginaire des sociétés européennes. Depuis le XVIIIe siècle, ils ont constitué, ensemble, le sous-sol inavoué et souvent nié à partir duquel le projet moderne de connaissance - mais aussi de gouvernement - s'est déployé. La relégation de l'Europe au rang d'une simple province du monde signera-t-elle l'extinction du racisme, avec la dissolution de l'un de ses signifiants majeurs, le Nègre ? Ou au contraire, une fois cette figure historique dissoute, deviendrons-nous tous les Nègres du nouveau racisme que fabriquent à l'échelle planétaire les politiques néolibérales et sécuritaires, les nouvelles guerres d'occupation et de prédation, et les pratiques de zonage ?
Dans cet essai à la fois érudit et iconoclaste, Achille Mbembe engage une réflexion critique indispensable pour répondre à la principale question sur le monde de notre temps : comment penser la différence et la vie, le semblable et le dissemblable ?
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