Actualité des livres : L'évènement Socrate de Paulin Ismard
Publié le 10 Septembre 2013
Socrate au tribunal de l'Histoire.
LE MONDE DES LIVRES | 05.09.2013 | Roger-Pol Droit
A propos du livre L'Evénement Socrate, de Paulin Ismard, Flammarion, "Au fil de l'histoire
Adria Fruitos
Athènes, 399 avant notre ère. Au deuxième tour de scrutin, l'assemblée du peuple condamne à mort Socrate, par 360 voix sur 500 ou 501, on ne sait. Le triple chef d'accusation (ne pas reconnaître les dieux, introduire des divinités nouvelles, corrompre la jeunesse) est retenu. Le plaidoyer du philosophe pour sa défense a fait long feu, ses provocations ont irrité ses concitoyens, il va le payer de sa vie.
Cette histoire fut tellement racontée, reprise, commentée qu'on croit en connaître tous les aspects. Le grand homme - sage, juste, ami de la vérité - fut envoyé au trépas, dit-on, par la foule ignorante, les préjugés aveugles, les effets pervers de la décision majoritaire et de la démocratie directe. Voilà, en gros, ce qu'on retient de cet événement fondateur. Est-ce exact ? Au fil de cette enquête magistrale qu'est L'Evénement Socrate, Paulin Ismard, historien, enseignant à Paris-I-Sorbonne, montre que la réalité est autrement complexe.
La nouveauté de son travail est de frayer une multitude de chemins derrière cette image officielle, construite par Platon et les disciples de Socrate. Car nous n'avons aucune minute du procès, qui n'a cessé d'être réécrit. Intensément : durant les années qui suivent la mort du philosophe, on estime déjà entre 200 et 300 le nombre de libelles qui interprètent la sentence ! Et diversement, au fil des époques. Ainsi, les premiers intellectuels chrétiens feront de Socrate un martyr, supposé monothéiste, se laissant assassiner par des païens obtus. La Renaissance le rêve en humaniste persécuté, les Lumières en libre penseur en butte aux institutions répressives. La Révolution le dépeindra même en sans-culotte, victime du parti des prêtres et des aristocrates...
Ces masques, que l'historien déniche et restaure avec art, sont trop nombreux et trop disparates. Ils indiquent combien le symbole est fort et malléable, mais ne disent pas ce qui s'est vraiment passé, en 399 av. J.-C. Cet événement demeure énigmatique. La mort de Socrate est-elle le péché originel de la démocratie ? Ou bien un incident de parcours, une erreur malheureuse ? La singularité de Paulin Ismard est de faire comprendre que pareilles questions, sous cette forme, ont bien un sens pour nous, aujourd'hui, mais ne correspondent pas aux réalités juridiques, politiques, religieuses de la société athénienne à cette époque. Son enquête minutieuse, prudente, austère, finit par changer le paysage.
UNE JUSTICE DÉROUTANTE
Il s'agit de reconstituer les motifs qui ont poussé les citoyens d'Athènes à condamner Socrate, de recomposer l'image de lui qu'ils avaient en tête, de retracer les querelles politiques que leur génération venait de traverser - tout ceci afin d'entrevoir pourquoi le philosophe était perçu comme une menace pour la Cité. Pour parvenir à ce résultat, il faut d'abord rappeler les particularités, pour nous souvent déroutantes, de la justice athénienne : pas de séparation des pouvoirs, pas de ministère public. Le peuple juge donc souverainement, sans avoir à justifier ses décisions, sans qu'aucune loi soit placée au-dessus de ses arrêts. Au procès, accusateurs et accusés s'expriment eux-mêmes, dans une performance publique, un spectacle de paroles, une joute avec ses codes et ses astuces. Or Socrate ne joue pas ce jeu. Au contraire, il s'érige en juge de ses juges. Cette "stratégie de rupture" va contribuer à sa condamnation.
Mais ce n'est le seul élément. Paulin Simard montre avec virtuosité comment s'emboîtent notamment, dans la multifactorialité complexe du verdict, l'histoire récente des luttes entre les démocrates et leurs adversaires, les liens singuliers de la vie politique et des dieux, l'évolution des représentations de la démocratie évoluant, dès cette époque, de "domination du peuple" à l'idée de "paix générale". Reste que, dans l'opinion athénienne, Socrate est perçu à la fois comme proche des puissants et des conservateurs (ses disciples et amis n'appartiennent pas au camp des démocrates), et comme bouleversant l'ordre établi (son enseignement paraît saper les liens familiaux).
Si le philosophe constitue finalement une menace politique pour l'assemblée des citoyens, c'est aussi, peut-être surtout, parce que philosophie et démocratie, que nous avons tendance à croire soeurs jumelles, se révèlent alors profondément antagonistes. Selon Socrate, l'autorité politique véritable ne peut être fondée que sur un savoir, sur la connaissance d'une vérité, indépendante du nombre de gens qui la partagent. A l'inverse, la démocratie directe des Athéniens repose sur l'égalité première de tous, la décision majoritaire et la pratique du tirage au sort. Entre le philosophe et les démocrates, le fossé est profond - même si pareille conclusion, aujourd'hui, paraît gênante.
Le travail de Paulin Ismard, parfois aride mais passionnant, marque la naissance d'un nouveau style de recherche historique : derrière les légendes de la philosophie (ici l'image de Socrate construite par Platon), il s'efforce de reconstituer pas à pas la complexité des réalités antiques, d'une manière différente des Vernant, Vidal-Naquet ou Detienne, qui signale, avec notamment Vincent Azoulay, une nouvelle génération d'hellénistes français. A l'évidence, ce Socrate fera date.
Mot clé : Socrate