La nouvelle génération philosophique (Le Monde 10/01/2014)
Publié le 11 Janvier 2014
Cités N° 56
« La philosophie en France aujourd'hui »
Rédacteur en chef Yves-Charles Zarka
PUF, 192 pages, 18 €
Qui sont les jeunes philosophes français ? Quels sont les objets de la philosophie aujourd'hui ? Quels sont les nouveaux concepts qui permettent de penser nos temps déboussolés ? Depuis la mort de Jean-Paul Sartre et de Michel Foucault, il est convenu de déplorer la disparition des grands maîtres à penser. Mais, si la figure de l'intellectuel s'est incontestablement métamorphosée et si elle a perdu de sa centralité, ce serait se tromper d'en conclure au déclin de cette manière si particulière de raisonner.
Dans les années 1980, la philosophie française voulait en finir avec elle-même. L'art devait la remplacer puisque la politique n'avait pas su la réaliser. Les temps ont bien changé. La philosophie ou, plutôt, la « philo », est désormais partout. Dans les hebdos, les bistrots, les radios. En bande dessinée, en croisière, sur CD ou DVD. Elle serait même en proie à une dangereuse « marchandisation », alerte Yves-Charles Zarka, qui coordonne, avec Juliette Grange, le premier volet d'un état des lieux de la philosophie française aujourd'hui. Loin de « la multitude d'histrions médiatiques » qui soumettent la discipline au « règne du divertissement », la revue Cités a notamment demandé à la jeune garde philosophique hexagonale de se présenter. Guillaume Leblanc, professeur de philosophie à l'université Bordeaux-Montaigne et auteur de L'Invisibilité sociale (PUF, 2009), explique qu'il revient au philosophe contemporain de « porter à haute voix la basse voix des vies précaires ».
Professeure à l'université de Franche-Comté et auteure de Tu ne tueras point. Réflexions sur l'actualité de l'interdit du meurtre (Le Cerf, 2013), Corine Pelluchon s'attache à « reformuler les termes du contrat social », notamment afin de prendre en compte les plus faibles, qu'il s'agisse des personnes dépendantes ou bien même des espèces animales, à l'aide d'une nouvelle « éthique de la vulnérabilité » au moment même où Pierre Zaoui, auteur de La Traversée des catastrophes (Seuil, 2010), élabore de son côté une « éthique de la vie affective ».
L'attention aux vies ordinaires, aux plus faibles, aux subalternes, aux animaux, à la nature, aux choses mêmes (comme s'y attelle l'écrivain Tristan Garcia), est sans conteste une tendance qui se dégage de ce panorama subjectif. Un peu comme le fit Diderot, dont on célèbre le tricentenaire, avec la figure du « fou » (Le Neveu de Rameau) ou du « sauvage » (Supplément au voyage de Bougainville), une partie de la nouvelle garde philosophique pense le cadre ontologique, éthique et politique d'une humanité élargie. Pas étonnant que Michel Foucault soit l'un des noms les plus cités par cette nouvelle génération, lui qui ne cessa d'articuler les grands schèmes de pensées aux subjectivités des minorités. La politique n'est pas absente cependant. Marc Crépon s'attache à mettre à distance « le caractère factice, fantasmatique, fanatique et donc indéfendable de la conception de l'identité ». Ali Benmakhlouf revisite les apports de la philosophie arabe, loin du discrédit dans lequel Renan l'avait plongée. Frédéric Gros interroge les « foyers de sens pluriels » de la guerre, de la pénalité ou de la sécurité. Critiques à l'égard de « l'hégémonie » de la philosophie analytique (Paul Audi), les auteurs de la revue affirment haut et fort l'ambition de penser le temps présent, de s'emparer de l'actuel, loin du pessimisme ambiant et des discours convenus sur « l'enfer de l'individualisme » (Pierre-Henri Tavoillot). Pendant que la « philo » triomphe, la (nouvelle) philosophie ne désarme pas.
Nicolas Truong, Le Monde 10/01/2014