Actualité : Deux mères = un père ? Sylviane Agacinski , Le Monde (04/02/2013 ) - "Fonder la filiation sur l'engagement parental plutôt que sur la nature", Martine Gross , le Monde (05/02/2013)
Publié le 5 Février 2013
DEUX MERES =UN PERE ?
Rien n'illustre mieux la coriacité de la dissymétrie des sexes que la confrontation de chacun avec la question de la procréation. Comme tout le monde, les homosexuels rencontrent cette question et, jusqu'à présent, ils n'avaient pas d'autre possibilité que de se tourner vers une personne de l'autre sexe.
Ce qui a changé, au point de faire émerger la notion d'homoparentalité, c'est la possibilité, au moins apparente, de se passer de l'autre sexe pour "avoir" des enfants, comme on l'entend dire si souvent à la radio : telle actrice célèbre "a eu des enfants avec sa compagne". On en oublierait presque ce que cette merveilleuse performance doit aux techniques biomédicales et au donneur de sperme anonyme mis à contribution en Belgique ou en Californie.
Mais le don de sperme et l'insémination artificielle sont depuis longtemps pratiqués en France pour des couples "classiques" dans le cadre de la procréation médicalement assistée (PMA) sans que l'on s'en émeuve ni que l'on s'interroge sur la transformation des personnes qui donnent la vie en simples matériaux biologiques anonymes tandis que les enfants deviennent des produits fabriqués à la demande et par là même, dans certains pays, des marchandises. On connaît aujourd'hui les ravages que produit souvent, sur les enfants, l'organisation délibérée du secret maintenu autour de la personne de leur géniteur, même lorsqu'un père légal existe et qu'il a joué pleinement son rôle.
Ainsi, la première réflexion qui s'impose à nos sociétés modernes, avant tout bricolage législatif sur les modalités de la filiation, concerne la distinction, fondamentale en droit, entre les personnes et les choses. Le philosophe Hans Jonas regardait la responsabilité des êtres humains à l'égard de leur progéniture comme l'archétype de la responsabilité. Les donneurs de sperme et les donneuses d'ovocytes sont d'abord des êtres humains : on dit qu'ils donnent des cellules à "un couple", alors qu'ils contribuent à donner la vie à un enfant, que celui-ci le saura un jour et demandera des comptes.
Non pas qu'il aura souffert dans son enfance, mais parce que, en tant que personne lui-même, il voudra savoir de quelles personnes il est issu et quelle est son histoire humaine. C'est pourquoi il est urgent d'entreprendre une réflexion globale sur le rôle de la médecine procréative et sur les conditions éthiques de ses pratiques, quels que soient les couples auxquels sont destinées ces pratiques. Un projet de loi sur la famille ne peut certainement pas remplacer une telle remise à plat.
En se tournant vers le Comité consultatif national d'éthique, le président de la République va dans le bon sens. Le problème est différent pour les hommes - dissymétrie sexuelle oblige -, car la procréation homoparentale nécessite un don d'ovocytes et l'usage de mères porteuses.
Là encore, cette pratique ne concerne pas seulement les couples gays. Mais ce sont eux qui militent le plus activement pour sa légalisation, par exemple par la voix du groupe Homosexualité et socialisme ou celle des associations LGBT (lesbiennes, gays, bi et trans). A cet égard, les positions du gouvernement paraissent claires. Il exclut toute légalisation de l'usage de femmes comme "mères porteuses", conscient de la marchandisation du corps qu'elle entraîne inévitablement, avec l'exploitation des femmes socialement fragiles, comme cela se passe dans d'autres pays.
Mais il est alors inquiétant et incohérent que Dominique Bertinotti, la ministre déléguée chargée de la famille, s'obstine à annoncer qu'on continuera à examiner cette question ; ou que la ministre de la justice, dans une circulaire pour le moins inopportune, accorde un certificat de nationalité aux enfants nés de mères porteuses à l'étranger. Il faut savoir que les enfants nés de cette façon disposent d'un état civil délivré par le pays où ils sont nés, qu'ils ne sont nullement dépourvus de papiers d'identité et peuvent mener une vie familiale normale. On ne pourrait comprendre que, par des voies détournées, on donne finalement raison à ceux qui contournent délibérément la législation en vigueur.
Mais n'est-ce pas d'abord aux futurs parents eux-mêmes qu'il appartient de s'interroger sur leur démarche et leur projet ? Et d'abord aux femmes, puisqu'elles peuvent d'ores et déjà commander sur le Net des échantillons de sperme. Les tarifs des "Sperm banks" sont disponibles en ligne, avec les photos et les caractéristiques des donneurs.
Un autre champ de réflexion concerne l'homoparentalité en tant que nouveau modèle de filiation.
Le principe d'un mariage ouvert à tous les couples rassemble très largement les Français, alors que le principe de l'homoparentalité les divise.
Un statu quo conservateur n'aurait guère de sens. Oui, il est possible d'instituer un mariage entre personnes de même sexe. Cette innovation est souhaitable puisqu'elle contribuera à assurer une pleine reconnaissance sociale aux couples homosexuels qui l'attendent. Mais elle transforme la signification de l'ancien mariage, dans la mesure où son principal effet était la présomption de paternité de l'époux, qui n'a pas de sens pour un couple de même sexe.
Cette présomption de paternité n'a pas disparu du mariage moderne, mais celui-ci a profondément changé. Ainsi, les droits de tous les enfants reposent désormais sur l'établissement de leur filiation civile, c'est-à-dire leur rattachement aux parents qui les ont conçus et/ou reconnus, mariés ou non. La colonne vertébrale de la famille est ainsi essentiellement la filiation, tandis que le mariage des parents devient en quelque sorte accessoire.
Dans ce contexte, on se demande si la véritable égalité ne serait pas d'appliquer à tous les mêmes droits : celui de se marier pour les adultes, et, pour tous les enfants, une filiation établie selon les mêmes critères et les mêmes règles.
Or tel ne serait pas le cas si l'on distinguait une "homoparentalité" et une "hétéroparentalité", à savoir deux parents de même sexe ou de sexes différents.
La capacité de quiconque à être un "bon parent" n'est évidemment pas en cause. De nombreux homosexuels ont d'ailleurs des enfants avec un partenaire de l'autre sexe, et ils ne prétendent pas fonder leur paternité ou leur maternité sur leur homosexualité. A l'inverse, l'homoparentalité signifierait que l'amour homosexuel fonde la parenté possible et permet de remplacer l'hétérogénéité sexuelle du père et de la mère par l'homosexualité masculine ou féminine des parents.
Les formules, devenues courantes, de parents gays et lesbiens signifient la même chose. Et lorsque la ministre de la famille annonce qu'il faudra s'interroger sur "les nouvelles formes de filiations tant hétérosexuelles qu'homosexuelles", elle substitue également au caractère sexué des parents leur orientation "sexuelle". Ainsi, il s'agit bien de créer un nouveau modèle de filiation.
Selon le modèle traditionnel, un enfant est rattaché à un parent au moins, généralement la mère qui l'a mis au monde, et si possible à deux, père et mère. Y compris dans l'adoption, la filiation légale reproduit analogiquement le couple procréateur, asymétrique et hétérogène. Elle en garde la structure, ou le schéma, à savoir celui de l'engendrement biologique bisexué. C'est ainsi que l'on peut comprendre l'anthropologue et ethnologue Claude Lévi-Strauss lorsqu'il écrit que "les liens biologiques sont le modèle sur lequel sont conçues les relations de parenté". Or on remarquera que ce modèle n'est ni logique ni mathématique (du type : 1+1), mais biologique et donc qualitatif (femme + homme) parce que les deux ne sont pas interchangeables. C'est la seule raison pour laquelle les parents sont deux, ou forment un couple.
Même si cette forme n'est pas toujours remplie (par exemple lorsqu'un enfant n'a qu'un seul parent ou qu'il est adopté par une personne seulement - la différence sexuelle est symboliquement marquée, c'est-à-dire nommée par les mots "père" ou "mère" qui désignent des personnes et des places distinctes. Cette distinction inscrit l'enfant dans un ordre où les générations se succèdent grâce à la génération sexuée, et la finitude commune lui est ainsi signifiée : car nul ne peut engendrer seul en étant à la fois père et mère.
La question se pose alors de savoir ce qui est signifié à l'enfant rattaché, par hypothèse, à deux mères ou à deux pères. Un tel cumul signifie-t-il que deux pères peuvent remplacer la mère ? Que deux mères peuvent remplacer le père ? Une lesbienne militante, qui ne veut pas ajouter un père à son couple féminin, témoigne dans un magazine : "Deux parents, ça suffit ." Et une autre : "Moi je ne veux pas me coltiner un père pour être mère." Comment ne pas entendre ici une dénégation virulente de la finitude et de l'incomplétude de chacun des deux sexes ?
La crainte qu'on peut ici exprimer, c'est précisément que deux parents de même sexe ne symbolisent, à leurs yeux comme à ceux de leurs enfants adoptifs (et plus encore de ceux qui seraient procréés à l'aide de matériaux biologiques), une dénégation de la limite que chacun des deux sexes est pour l'autre, limite que l'amour ne peut effacer.
Sylviane Agacinski
Philosophe, elle a enseigné à l'Ecole des hautes études en sciences sociales de 1991 à 2010. A travaillé sur la question de la différence et du différend sexuels dans la démocratie (Politique des sexes, Seuil 2002), dans la théologie (Métaphysique des sexes, Seuil 2005 ) et au théâtre (Drame des sexes, Seuil, 2008). Avec "Corps en miettes" (Flammarion, 2009), elle critique la marchandisation du corps humain et conteste la réduction du sexe au genre dans Femmes entre sexe et genre (Seuil, 2012)
"FONDER LA FILIATION SUR L'ENGAGEMENT PARENTAL PLUTÔT QUE SUR LA NATURE"
Sylviane Agacinski, dans sa tribune du 3 février fait remrquer à juste titre que la procréation médicalement assistée (PMA) telle que pratiquée en France nie la personne du donneur, l'identifie trivialement à quelques cellules, l'objet de son don, et fait passer les parents pour des géniteurs. Elle dénonce un peu plus loin une pratique qui commence à se banaliser, la commande de gamètes sur Internet sans voir que c'est notre système actuel qui précipite les futurs parents dans cette voie. Quand la prohibition se tient en lieu et place d'un encadrement légal éthique et protecteur, il ne reste plus que les marchés parallèles pour réaliser un désir d'enfant aussi puissant chez les couples de même sexe que chez les autres.
Mais elle a tort de rapprocher la PMA, telle qu'envisagée pour les couples qu'elle appelle "classiques" de celles des couples de même sexe. En effet, dans ces derniers, la tentation de passer pour avoir procréer sans l'aide d'un tiers n'est pas jouable. S'il y a bien des familles PMA où le donneur est évoqué ce sont les familles homoparentales. Si des couples de femmes témoignent ne pas "vouloir d'un père" pour construire leur famille, cela ne veut ps dire qu'elles nient l'existence d'un géniteur. Géniteur et père ne sont pas synonymes. Ces couples de femmes distinguent clairement paternité et procréation, et leur conception de la paternité fait honneur aux pères. Elles les considèrent comme des personnes qui s'impliquent au quotidien auprès de leurs enfants et ne font pas que contribuer à donner la vie. Elles ne nient pas l'existence du géniteur mais elles ne veulent pas de lui comme père dans la vie quotidienne.
Sylviane Agacinski regrette les conséquences sur la filiation de la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe. La filiation telle qu'organisée et pensée depuis des siècles s'en trouverait bouleversée. En introduisant des parents de même sexe, la loi accoucherait d'un modèle inédit de filiation qui ne s'appuierait plus sur les seuls faits de procréation.
RESPONSABILITÉ ET ENGAGEMENT PARENTAL
Pourtant, ce nouveau modèle de filiation est-il si nouveau ? Même si notre droit cherche toujours à faire coïncider procréation et filiation, celle-ci est d'abord et toujours une parole d'engagement. La présomption de paternité n'est rien d'autre qu'un engagement à l'avance à prendre pour enfants ceux qui naîtront dans le cadre des noces, nul besoin que le père soit réellement le géniteur. La reconnaissance est l'engagement d'un homme à prendre un enfant pour fils ou fille, peu importe qu'il en soit ou non le géniteur. L'adoption enfin est un engagement pris devant le juge. Il y aurait peu à faire pour permettre une filiation de deux parents de même sexe et de manière générale faire place à la pluralité des formes familiales. Ce serait fonder notre droit de la famille sur la responsabilité et l'engagement parental plutôt que sur la confusion entre sexualité, procréation et filiation.
Notre système n'autorise pour le moment que ceux dont la sexualité peut passer pour procréatrice à établir la filiation envers leurs enfants. Ce système pseudo-procréatif oblige les couples infertiles à passer pour des géniteurs et les enfants adoptés à passer pour être nés de leurs parents adoptifs. Un modèle fondé sur l'engagement permettrait de distinguer les dimensions biologique et juridique : les origines, être né de, et la filiation instituée, être fils ou fille de. Ce modèle permettrait de reconnaître qu'un enfant est toujours né d'un homme et d'une femme, qu'il est le fils ou la fille de ceux ou celles qui s'engagent à être ses parents.
Sylviane Agacinski tout comme les opposants au projet de loi, affirment deux convictions.
D'une part que sexualité et procréation doivent rester inextricablement liées. Seule la sexualité procréatrice, c'est-à-dire l'hétérosexualité, serait une sexualité légitime. La procréation doit résulter d'une union sexuelle ou à défaut passer pour telle. Une telle conviction, outre qu'elle fait place à l'expression de l'homophobie en affirmant la supériorité de l'hétérosexualité sur l'homosexualité, ignore voire combat des évolutions telles que la contraception qui délie la sexualité de la procréation, ou la procréation médicalement assistée (PMA) qui délie la procréation de la sexualité.
Lorsqu'on combat une telle vision de la sexualité, une sexualité pour le plaisir, on ne peut que s'opposer à toute forme de légitimation de l'homosexualité. De son côté, la PMA permet à des couples infertiles de procréer sans union sexuelle. La plupart de ceux qui s'opposent à la PMA pour les couples de femmes, ne s'opposent pas à ce que des couples infertiles de sexes différents puissent recourir à un don de gamètes en se faisant ensuite passer pour les géniteurs de leurs enfants nés de ce don. Les lois de bioéthique qui encadrent le recours au don de gamète organisent un mensonge légal. Les familles homoparentales ébranlent la construction de cette fiction qui fait toujours passer les parents pour des géniteurs. Elles rendent à la fois possible et nécessaire de revenir sur le sens que l'on donne aux mots : père, mère, parents et atteignent en cela la deuxième conviction des opposants.
La deuxième conviction exprimée est que d'autre part, filiation et procréation devraient rester inextricablement liées. Les définitions attachées aux termes parent, père, mère devraient signifier un lien biologique. Des parents ne sauraient être autres que des géniteurs et on parle de ces derniers comme de plus "vrais" parents que les autres. Ce faisant on hiérarchise, comme on l'a fait pour la sexualité, les parents qui procréent et ceux, qui ne procréent pas. Pourtant les parents adoptifs sont d'aussi "vrais" parents que ceux de naissance. Pourtant, ces couples qui ont recours à un don de gamète, qu'ils soient de même sexe ou de sexes différents ont réalisé leur projet parental en donnant autant d'importance au fait de procréer qu'à celui d'être seulement partie prenante de ce projet.
LE LIEN DE FILIATION N'EST PAS SYNONYME DE LIEN BIOLOGIQUE
Les enfants qui sont les leurs ne seraient jamais venus au monde sans ce projet parental qui trouve sa réalisation dans le fait que l'un procréé avec l'aide d'un tiers et l'autre pas. Dans le recours au don, celui ou celle qui ne procréé pas est autant "vrai" parent que l'autre. Le père qui a eu recours à un don de sperme pour mettre au monde un enfant n'est pas moins père que celui qui a procréé sans l'aide d'un tiers. De même, la femme qui a eu recours à un don de sperme pour que sa compagne puisse enfanter. Tous les deux, dans un cas comme dans l'autre, sont des parents, non parce qu'ils ont procréé, mais parce que sans le projet parental du couple qu'ils forment respectivement avec leur compagne, leur enfant n'aurait jamais vu le jour.
Sylviana Agacinski, comme les manifestants du 13 janvier, a semble-t-il du mal à admettre que le lien de filiation n'est pas synonyme de lien biologique. Des parents peuvent être liés biologiquement à leurs enfants et ils peuvent tout aussi bien ne pas l'être. Mais tant que le droit encouragera la confusion entre filiation et procréation, entre parent et géniteur, il sera difficile à certains d'admettre qu'un enfant puisse avoir deux parents de même sexe.
Une filiation homoparentale ferait sauter ces montages de notre culture procréative car les parents de même sexe ne cherchent pas à passer pour les géniteurs de leurs enfants. Cette culture procréative est héritée des principes naturalistes du droit canonique pour lequel sexualité, conjugalité et procréation devraient coïncider. Le Vatican interdit en effet la procréation en dehors des rapports sexuels (Donum Vitae, 1997 ; Charte des personnels de la santé, 1995). Notre droit devra s'affranchir de ce modèle naturaliste pour tenir compte de l'évolution des configurations familiales et des progrès scientifiques en matière de procréation assistée. F la fonderiliation sur l'engagement parental plutôt que sur la nature, permettrait de protéger tous les enfants, quel que soit leur environnement familial. L'ordre fondé sur la nature serait remplacé par un autre ordre : celui de la responsabilité et de l'engagement.
Martine Gross, sociologue (CNRS)
Martine Gross est l'auteure de plusieurs ouvrages sur l'homoparentalité dont Qu'est ce que l'homoparentalité ? (Payot, 2012) et Choisir la paternité gay (Eres, 2012).