L'amitié à l'épreuve de facebook (Le Monde 02/01/2014)
Publié le 4 Janvier 2014
LE MONDE CULTURE ET IDEES | 02.01.2014 | Par Frédéric Joignot
Mes cent amis sont-ils mes amis ? Quand on demande au philosophe André Comte-Sponville, qui a beaucoup écrit sur l'amitié, s'il possède un cercle d'amis en ligne, il répond vivement : « Mes enfants avaient créé, sans me consulter, une page Facebook à mon intention. Dans les heures qui ont suivi, j'ai reçu trois messages de gens que je ne connaissais pas me demandant si je voulais être leur ami. Cela m'a paru une invasion insupportable et un contresens sur l'amitié. J'ai supprimé ma page aussitôt ! »
Selon lui, les relations qui se tissent sur le réseau social sont « superficielles ». « Elles n'ont guère à voir avec la “souveraine et parfaite amitié” dont parle Montaigne, celle qu'il a vécue avec La Boétie, et dont il disait : “Cette amitié de quoi je parle est indivisible, chacun se donne si entier à son ami qu'il ne reste rien à départir ailleurs.” »
Au regard de cette amitié rare et passionnée, les réseaux de cent « amis » et plus qu'affichent les utilisateurs de Facebook lui semblent pléthoriques et inaboutis. « Une réelle amitié ne peut pas se répandre indéfiniment, poursuit-il. Aristote disait : “Ce n'est pas un ami celui qui est l'ami de tous”, ni même, j'ajouterais, qui est l'ami d'une multitude. L'amitié suppose trop de confiance, de sincérité, d'intimité – et de temps ! – pour qu'elle soit partagée avec des dizaines de personnes. Un ami, ce n'est pas seulement quelqu'un avec qui je parle ou j'écris, mais une personne avec qui je pratique certaines activités communes, une promenade, un sport, un jeu, un repas. Comment imaginer qu'un écran puisse y suffire, ou en tenir lieu ? »
« UNE FORME D'INTIMITÉ ENTRETENUE À DISTANCE »
Le philosophe conclut par un questionnement inquiet : « Il vaut certes mieux avoir des amis virtuels que pas d'amis, mais il serait dangereux et triste de s'en contenter. Mieux vaut avoir quelques amis réels que des centaines d'amis virtuels sur Facebook… » André Comte-Sponville résume bien la méfiance que suscite encore chez beaucoup de parents, de pédiatres et de philosophes le succès massif des réseaux sociaux comme Facebook, Google +, Tweeter, Tumblr, Instagram ou LinkedIn. D'après l'édition 2013 du rapport « Internet Trends », des analystes Mary Meeker et Liang Wu, Facebook réunit aujourd'hui plus de 1,15 milliard d'usagers actifs.
Des chercheurs et des intellectuels font cependant entendre une voix plus enthousiaste. La philosophe Anne Dalsuet, auteure de l'essai T'es sur Facebook ? Qu'est-ce que les réseaux sociaux changent à l'amitié ? (Flammarion, 2013), ne partage pas l'idée que l'amitié est obligatoirement rare ni que les relations virtuelles s'opposent au réel. « L'opinion selon laquelle une amitié en ligne serait factice semble dépassée à l'heure de l'Internet mobile. Aujourd'hui, des millions de gens vivent en proximité permanente avec leurs proches, échangent des textos, des images et des rendez-vous grâce à leur portable. C'est une forme d'intimité entretenue à distance. Ces relations prolongent et étoffent les amitiés fortes déjà existantes et les différentes formes de copinage. »
Pour la philosophe, une nouvelle « chronologie affective » fondée « sur l'immédiateté et le dialogue » s'est mise en place à travers les réseaux sociaux. « La sociabilité ne réside plus seulement dans le face-à-face physique : chacun se retrouve plongé au coeur d'une communauté virtuelle de proches, vivant avec eux dans une véritable “coprésence” numérique. » C'est une nouvelle manière d'être au monde, affirme Anne Dalsuet. « Prenez la page d'accueil de Facebook. Chaque usager la personnalise avec des photos, des vidéos, des musiques, comme on décore sa chambre. C'est un lieu convivial où nous invitons nos amis de coeur et nos complices, avec qui nous échangeons toute la journée sur un registre ludique et “cool”. C'est une façon de se comporter, une expérience spatio-temporelle tout à fait réelle et inédite. »
LES POTENTIALITÉS DU VIRTUEL
Le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron, directeur de recherches à l'université Paris-VII, spécialiste de l'adolescence, qui a dirigé l'ouvrage Subjectivation et empathie dans les mondes numériques (Dunod, 2013), propose une analyse proche : « La présence en chair et en os n'est plus la seule référence, ou la principale, pour tous ceux qui se retrouvent sur les réseaux. Pour les nouvelles générations, les “chats” en ligne sont tout à fait réels, chargés d'affectivité. D'ailleurs, la traditionnelle crise de l'adolescence s'est transformée avec Facebook. Aujourd'hui, les jeunes mènent une vie parallèle et collective sur leur ordinateur, ils se créent leur propre communauté d'amis, une sorte de nouvelle famille à travers les réseaux sociaux. »
Dans Qu'est-ce que le virtuel ? (La Découverte, 1995), puis dans Cyberculture (Odile Jacob, 1997), le philosophe Pierre Lévy, spécialiste de l'intelligence collective, montrait déjà que les mondes virtuels, loin d'être dématérialisés, étaient riches de possibles – « virtuel » signifie aussi « potentiel ». Le fait que les ordinateurs, au contraire des écrans passifs de la télévision, soient interactifs a transformé le spectateur d'hier en acteur convivial d'Internet. L'individu devient un émetteur et un producteur de contenus, mais aussi d'affects. « Si Facebook déréalisait les relations, les liaisons épistolaires auraient dilué les amitiés depuis des siècles. Pourquoi limiter le réel aux corps massifs, actuels, repérables dans l'espace ? »
GÉOLOCALISATION
Selon lui, l'opposition entre virtuel et réel est dépassée. D'autant plus qu'aujourd'hui les messageries des réseaux, associées à la géolocalisation, permettent de se retrouver physiquement à tout moment, facilitant les allers-retours entre le monde des amis virtuels et la rencontre IRL (in real life, « dans la vraie vie ») – que ce soit pour un rendez-vous, une virée entre copains, un apéro improvisé ou un flashmob. Avec les portables, les tablettes, les écrans tactiles, sans oublier Skype et son relais vidéo, nous vivons désormais beaucoup plus dans une « réalité augmentée », où les informations et le relationnel circulant sur Internet interagissent avec l'environnement, que dans un cybermonde fermé sur lui-même.
Mais que répondre à la critique d'insincérité ou d'inauthenticité des amitiés tissées sur Internet ? Spécialiste de l'approche philosophique des technologies numériques, Stéphane Vial, enseignant-chercheur à l'université de Nîmes et auteur de L'Etre et l'Ecran. Comment le numérique change la perception (PUF, 2013), estime que les concepteurs de Facebook ont gagné un pari audacieux en désignant par les mots « ami » et « amitié » le lien qu'ils proposent de tisser en ligne. « Au départ, il s'agissait de développer des contacts entre étudiants, mais ils ont voulu provoquer un attachement plus fort, plus affectif, et l'histoire leur a donné raison ! Les usagers se sont précipités pour inventer toutes sortes de liaisons, allant de la camaraderie à la relation forte. »
QUÊTE DE SINCÉRITÉ
Quand on lui oppose l'authenticité de l'amitié selon Aristote, Stéphane Vial ironise : « Mais que nous dit Aristote ? Que l'amitié est une relation affective “nécessaire pour vivre”, et que “ce bien le plus précieux qui soit” constitue un des fondements du lien social. Il me semble que les réseaux sociaux démontrent, de façon ébouriffante, qu'Aristote a raison ! Partout, dans le monde, des “amis” de toutes sortes se retrouvent en ligne, font connaissance, se rapprochent, puis ils se retrouvent pour prendre un verre. Pourquoi se rencontrer par hasard dans un bar, comme avant, sans passer par Internet, serait-il la seule manière d'établir une relation vraie ? »
La philosophe Anne Dalsuet voit, elle, une quête de sincérité dans le fait que la plupart des usagers des réseaux préservent un espace et une messagerie privés où n'accède qu'un petit nombre, ou encore recherchent sur Internet leurs amis d'enfance, ceux qu'ils ont perdus, ou un premier amour. Cela traduit une envie de maintenir et de renouer des relations non factices. « C'est aussi une manière de revisiter son histoire personnelle, de l'enrichir des autres, de reconstituer cette herméneutique et ce récit de soi dont parle Paul Ricoeur », ajoute Anne Dalsuet.
HISTOIRES EXTRAORDINAIRES
Sur le site Facebook Stories, qui évoque « les personnes utilisant Facebook de façon extraordinaire », des dizaines d'histoires montrent comment le réseau social peut parfois contribuer à reconstituer l'univers affectif de personnes en mal d'amitié. Mayan Sharma, un jeune Indien atteint de méningite, avait perdu la mémoire. En échangeant avec ses amis, en dialoguant en ligne avec ses copains et ses parents, il a réussi à sauver des bribes de son passé et à se reconstruire une personnalité. Sylvie, divorcée et mère de deux enfants, s'est mise en quête de son premier amour, Serge, rencontré à 15 ans. Elle a fini par le rencontrer sur le réseau, depuis, ils vivent ensemble. Rien d'inauthentique.
Bien sûr, on ne trouve pas sur Facebook Stories les histoires d'« amis » ayant colporté des ragots dévastateurs ou cherché à détruire une réputation, ni les féroces critiques sur les réseaux sociaux et Internet développées par l'écrivain américain Jonathan Franzen, qui a dénoncé, dans une tribune publiée par le quotidien The Guardian en septembre 2013, la surconsommation de technologies « addictives et aliénantes ». Ni les essais de la psychologue américaine Jean M. Twenge – Generation Me et The Narcissism Epidemic (Simon & Schuster, 2006 et 2009) –, qui voit dans les usages des réseaux sociaux une forme de promotion égotique et nombriliste : plus que des « amis », les usagers y chercheraient des « followers » (des « suiveurs »), afin de se faire valoir.
Un anthropologue britannique, Daniel Miller, semble pourtant donner raison aux défenseurs des réseaux sociaux. Dans son ouvrage Tales from Facebook (« contes de Facebook », Polity Press, 2011), il en a étudié les usages sur l'île de la Trinité, située à proximité du Venezuela. A Santa Ana, un village isolé en proie à des tensions de voisinage, Facebook a permis aux jeunes de se rapprocher, de s'entraider pour réviser leurs cours et de jouer en ligne, en dépit des vieilles disputes familiales. A Tunapuna, une petite ville où chacun menait sa vie dans son coin, Facebook a permis de multiplier les échanges amicaux. Selon Daniel Miller, les réseaux sociaux ont échappé à leurs créateurs et appartiennent désormais aux communautés qui, en les détournant, ont fait mentir tous ceux qui affirment que les relations amicales et collectives se dégradent du fait de la consommation, de la high tech et de l'individualisme.
« ENTÊTEMENT TECHNOPHOBE »
Dans L'Etre et l'Ecran, Stéphane Vial pense, lui, qu'un véritable « entêtement technophobe » paralyse encore la réflexion sur les interactions entre les hommes et les machines. « Ceux qui estiment encore, souligne Vial, dans la lignée de penseurs rétifs à la technique comme Martin Heidegger ou Jacques Ellul, que les nouvelles technologies nous aliènent ou falsifient les relations humaines oublient qu'à chaque époque nous avons été façonnés par des techniques de communication et de transport. Nous avons toujours été sous l'emprise de ce que le philosophe Peter Sloterdijk appelle une “anthropotechnique”, au sens où les technologies d'une époque affectent notre être même tout comme nos comportements. »
Le téléphone est un bon exemple. « Au début, reprend Stéphane Vial, beaucoup de gens le trouvaient trompeur, dérangeant ou frivole, et détestaient s'en servir. Le fait qu'il a facilité le harcèlement et les écoutes policières ne l'a pas empêché de bouleverser radicalement notre façon de vivre, de travailler, d'aimer, nous déployant comme des êtres de parole. » Depuis, « parler sans se voir » est devenu un élément « naturel » de notre culture. Cette nouvelle pratique a enrichi nos manières de communiquer. Il se passe la même chose depuis notre entrée dans un monde numérique, même si beaucoup se refusent à le penser.
Au terme d'une enquête commencée en 2000 sur les usages des réseaux au Canada, le sociologue Barry Wellman, coauteur de Networked (« en réseau », The Mit Press, 2012), a voulu distinguer la socialisation d'avant et d'après l'arrivée d'Internet. Selon lui, nous vivions jusque dans les années 1980 dans une société de « petites boîtes » – une expression empruntée à la chanson moqueuse de Malvina Reynolds, Little Boxes (1962). Dans ces univers étanches – familles, entreprises, collectivités –, les individus entretenaient des liens forts, se montrant le plus souvent « conformistes et uniformes ».
L'INDIVIDUALISME EN RÉSEAU
Avec l'arrivée du Web dans les années 1990, nous sommes passés à une société d'« individualisme en réseau », où le « lien social fort », traditionnel et amical, est complété par des « liens faibles », nombreux et variés, mais aussi denses et indispensables. Même s'ils restent centrés sur une communauté ou une famille, les individus connectés jettent des ponts vers d'autres collectifs, se font de nouveaux amis, sur la durée ou le temps d'une expérience partagée, se trouvent confrontés à des influences inédites, à des façons de vivre surprenantes et à des relations affectives inhabituelles. En cela, ils redéploient l'amitié, dans sa diversité, et au final en révèlent de nouvelles formes.
L'actuel essor, massif, des réseaux de rencontres amoureuses et sexuelles conforte ces analyses. Ces sites permettent de développer, comme le montrent les enquêtes et les récits du sociologue du CNRS Jean-Claude Kaufmann (Sex@mour, Armand Colin, 2010) ou encore du professeur en sciences de l'information Pascal Lardellier (Les Réseaux du coeur. Sexe, amour et séduction sur Internet, François Bourin, 2012), une palette d'amitiés érotiques qui semble s'adapter aux quêtes des « individus en réseau ».
Ainsi, les sites de célibataires comme Adopteunmec, EDarling, Attractive World ou Meetic, avec leurs centaines de milliers de visiteurs, aident les solitaires à construire, après plusieurs tentatives ou à la suite de soirées festives organisées entre membres, une liaison si possible durable. D'autres plates-formes, comme Gleeden (600 000 visiteurs déclarés en France), fédèrent des personnes mariées cherchant une amitié sexuelle – un amant, une maîtresse – ou encore une aventure sans lendemain. Quant au réseau gay Grindr, il propose un service de géolocalisation aux homosexuels en quête d'une rencontre immédiate, dans le quartier où ils se trouvent.
AMITIÉS SENTIMENTALES ET ÉROTIQUES
Grâce à ces sites très diversifiés, la personne connectée s'engage dans des aventures affectives et sexuelles nouvelles, qu'elle poursuit ou abandonne au gré des rencontres. Ici encore, facilitées par les réseaux de rencontres, plusieurs variétés d'amitié – forte ou passagère – sont rendues possibles et explorées. Rien de factice. Dans Les Réseaux du coeur, Pascal Lardellier montre bien comment le moment de « l'approche en ligne », loin d'être inauthentique, permet de découvrir l'autre en sondant en profondeur son esprit et ses qualités. « Les femmes apprécient ces échanges épistolaires, explique-t-il, elles repèrent les fautes d'orthographe ou de goût, elles se font vite une idée précise sur la personnalité du correspondant. En fait, le Net favorise la sélection sociale et par affinités. » Il ajoute : « Avant, pour aimer d'amour ou d'amitié, il fallait d'abord s'être rencontré pour de vrai''. Aujourd'hui, dans un premier temps, on peut tout à fait s'en affranchir pour mieux choisir, sans toute la lourdeur de la drague physique. »
Les amitiés sentimentales et érotiques ne sont pas les seules à prendre d'autres formes grâce aux réseaux sociaux et à l'interactivité. Les amitiés entre ennemis supposés, voire entre les peuples, suivent le mouvement. Ainsi, l'Israélien Pushpin Mehina (de son vrai nom Ronny Edry) a créé en mars 2012 une page Facebook où on le voit, avec sa fille, souriant, au-dessus de l'appel : « Iraniens, nous ne bombarderons jamais votre pays. Nous vous aimons. » A ce jour, la page « Israël loves Iran » compte 116 479 « J'aime ».
Entretien
Antonio A. Casilli: « Le Web n'enferme pas les individus dans des relations figées »
Antonio A. Casilli est enseignant-chercheur en « humanités numériques » à Télécom ParisTech (Institut Mines-Télécom) et chercheur en sociologie au Centre Edgar-Morin (Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris). Il est l'auteur des Liaisons numériques. Vers une nouvelles sociabilité ? (Seuil, 2010).
Que répondez-vous à ceux qui avancent que l'« amitié » tissée sur Facebook est inauthentique, qu'on se joue de mots, ou qu'il s'agit d'un « tout-à-l'ego » ?
Depuis le début des années 2000, le mot « ami » est employé sur les plates-formes de networking social. Sur Friendster et Myspace, il désigne tout simplement le lien entre deux profils. Il a ensuite été repris avec succès par Facebook. Bien entendu, au début, il ne s'agissait que d'une métaphore. C'était une ruse de l'interface pour mettre les usagers en confiance et les pousser à partager des contenus. Elle répondait avant tout à une logique d'incitation commerciale. Cependant, les usagers n'ont pas été passifs. Ils ont vite commencé à s'approprier la notion pour la mettre en résonance avec leurs référents culturels.
La procédure de la demande d'amitié en ligne n'influe-t-elle pas sur la qualité de la relation ?
La conception de l'amitié sur les réseaux sociaux est l'héritière des notions classiques mais elle privilégie certains éléments et en laisse d'autres de côté. L'accent est ainsi mis sur les aspects performatifs et déclaratifs : il faut constamment commenter, « aimer » les photos de ses amis Facebook pour entretenir le lien avec eux. Il faut s'engager à respecter un protocole qui va de l'envoi de la requête d'amitié à son acceptation explicite et à l'attribution de certains privilèges d'accès aux contenus : je décide qui peut voir mes photos, qui peut commenter mes messages, etc. Le côté formel est crucial. En revanche, la composante d'attachement émotionnel, la philia dont parlait Aristote, est estompée : on peut inclure quelqu'un dans notre liste d'amis sans pour autant l'aimer. Finalement, la question de l'authenticité de ces liaisons numériques est peu pertinente. Entre amitié « de la vie de tous les jours » et amitié « sur les médias sociaux », il y a moins une opposition qu'une adaptation. Le Web social promet de satisfaire une aspiration primordiale à l'amitié, sans pour autant enfermer les individus dans des relations figées.
D'autres critiques parlent des liaisons numériques comme de « liens faibles ». Quelle est votre analyse des « liens faibles » ?
En sociologie, on appelle « liens faibles » les relations moins fréquentes, moins intenses, et donc moins ressenties, avec des individus qui se situent à la périphérie de nos cercles de connaissances. Au contraire, les membres de notre famille, les collègues, les partenaires rentrent habituellement dans la catégorie des liens forts. De manière spontanée, nous pensons souvent que la vie en ligne n'est qu'un cirque de liens faibles mais c'est une contrevérité : notre sociabilité numérique est un mélange de ces deux types de lien.
Les liens forts sont encore très présents, surtout sur certaines plates-formes sociales. Pensez aux millions d'utilisateurs de Skype qui s'en servent pour parler avec leurs parents, avec leur conjoint. A ceux-ci s'ajoutent les liens faibles, tels les « amis d'amis » croisés en commentant la même page, en partageant le même lien.
Certains se demandent si cela ne risque pas de fragiliser notre tissu social…
Dans les années 1970, le sociologue américain Mark Granovetter avait expliqué que les liens faibles étaient essentiels pour introduire de la variété informationnelle dans nos vies. Tout particulièrement dans certaines situations de transition existentielle : les connaissances éloignées maximisent les chances de recevoir de l'information non redondante et d'élargir l'éventail de nos connaissances. Les proches, eux, nous ressemblent et ont souvent accès aux mêmes informations que nous. Ils ne nous permettent donc pas d'évoluer.
Mots-clé : amitié, révolution numérique