Cours : LA CONSCIENCE 1 - La conscience sensible ; la perception.
Publié le 5 Mars 2013
David Alan Harvey
1. La conscience sensible
Dans son sens le plus simple, le mot "conscience" désigne l'action de l'esprit par laquelle nous saisissons la présence de ce qui est ici et maintenant, par laquelle nous "avons conscience" qu'il y a quelque chose.
La conscience est ici synonyme de perception.
• Dans La phénoménologie de l'esprit, Hegel (XIX° siècle) définit la conscience sensible ou désir comme la relation primordiale de tout organisme vivant à son milieu. [Nous verrons plus loin que cette cette définition s'enracine dans la définition donnée par Leibniz (XVII° siècle) de la perception. ]
♦ La perception
La question de la perception est généralement considérée dans le cadre de la philosophie de la connaissance. La perception définit la relation entre un sujet et un objet.
La question que se pose la philosophie, est de ce savoir qu'est-ce qui nous est "donné" dans la perception ? S'agit-il d'un simple d'un signal produit par mon système nerveux en réaction à un stimulus ou la perception nous permet-elle d'accéder à l'existence réelle des objets ?
→ Lorsque je perçois un arbre que se passe-t-il ?
• Percevoir vient du latin percipere, "prendre ensemble", "récolter".
Lorsque je perçois un arbre, je rassemble une série d'impressions ou de sensations - je vois une forme, je pressens la rugosité du tronc, je sens l'odeur des feuilles.... - impressions que j'organise dans un tout désigné par le mot "arbre".
• La sensation désigne le phénomène psychique accompagnant une affection corporelle reçue par un ou plusieurs organe des sens, elle est ce qui résulte de l'usage d'un sens externe ou interne.
La perception ne se réduit pas à la simple sensation. Elle produit un jugement immédiat qui mêle le réel et la représentation que j'en ai. La perception est toujours au-delà de la sensation.
Texte : Percevoir c'est juger
" Revenons à ce dé. Je reconnais six taches noires sur une des faces. On ne fera pas de difficulté d'admettre que c'est là une opération d'entendement¹ dont les sens fournissent seulement la matière. Il est clair que, parcourant ces taches noires, et retenant l'ordre et la place de chacune, je forme enfin, et non sans peine au commencement l'idée qu'elle sont six, c'est-à-dire deux fois trois qui font cinq et un. Apercevez vous la ressemblance entre cette action de compter et cette autre opération par laquelle je reconnais que des apparences successives, pour la main et pour l'oeil me font connaître un cube ? Par où il apparaîtrait que la perception est déjà une fonction de l'entendement, et que pour revenir à mon paysage, que l'esprit le plus raisonnable y met de lui-même bien plus qu'il ne croit.
Alain, La passion et la Sagesse, 1960
¹ entendement : faculté de comprendre par l'intelligence, pouvoir de connaître non sensible, opérant par concept.
→ Tout le problème est de savoir si ce jugement résulte d'une faculté intellectuelle de l'esprit appliquée à un ordre sensible purement organique et matériel, ou si au contraire, ce jugement est impliqué dans la sensation à tel point qu'on pourrait dire que "les sens jugent" d'eux-mêmes ce qui se donnent à percevoir.
-a) Platon, Descartes : la perception est un mélange de sensation et de jugement qui nous éloigne de la vérité
Platon et Descartes considèrent la perception dans son rapport à la vérité. Ils se demandent si la perception peut fonder une qualités sont variablesdes objets qui soit fiable. Descartes prend l'exemple d'un bâton plongé dans l'eau. Lorsque nous le regardons nous avons l'impression qu'il est brisé alors que nous savons qu'il n'en est rien. La perception ne nous permet donc pas d'accéder à une connaissance de la réalité. Elle ne nous donne que ce qui apparaît. Or ce qui apparaît n'est pas nécessairement ce qui est. Pour accéder à la vérité, il convient donc de rechercher au-delà des apparences sensibles, dans un domaine méta-physique, la réalité véritable des objets de la connaissance. (voir le cours sur l'Allégorie de la caverne de Platon).
Texte Descartes : Le morceau de cire
Considérant un objet matériel apparemment facile à connaître (un morceau de cire), Descartes montre que les corps matériels sont connus par l'intermédiaire de l'esprit et non de la sensibilité.
Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. (...) [Considérons notre connaissance des choses sensibles].
Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'être tiré de la ruche : il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps, se rencontrent en celui-ci. [Prenons par exemple un morceau de cire. Il possède des qualités distinctes]
Mais voici que, cependant , sa couleur change que je parle, on l'approche du feu: ce qui y restait de sa saveur s'exhale, l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu'on le frappe, il ne rendra aucun son. [Ces qualités sont variables]
La même cire demeure-telle après ce changement ? Il faut avouer qu'elle demeure, et personne ne peut le nier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, l'odorat, ou la vue, ou l'attouchement, ou l'ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure. [Quelque chose demeure mais qui ne tombe pas sous les sens]
[et qui ne peut pas plus être imaginé] Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que la cire n'était pas cette douceur du miel, ni cette agréable odeur de fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce sont, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d'autres. Mais qu'est-ce, précisément parlant, que j'imagine, lorsque je la conçois en cette sorte ? Considérons le attentivement, et éloignant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable. Or qu'est-ce que cela : flexible et muable ? N'est-ce pas que j'imagine que que cette cire étant ronde est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n'est pas cela puisque je la conçois comme étant capable de recevoir une infinité de semblables changements, et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne s'accomplit pas par la faculté que j'ai d'imaginer¹.
Qu'est-ce que maintenant cette extension? N'est-elle pas aussi inconnue puisque dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouve encore plus grande quand elle est entièrement fondue, et beaucoup plus encore quand la chaleur augmente davantage ; et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce qu'est la cire, si je ne pensais qu'elle est capable de recevoir plus de variétés selon l'extension, que je n'en ai jamais imaginé. Il faut donc que je tombe d'accord, que je ne saurais pas même concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoive. [C'est par l'entendement seul que nous connaissons la nature des choses.]
Descartes, Méditations Métaphysiques, seconde méditation
¹ pour Descartes, la faculté d'imaginer ou l'imagination, est l faculté de se représenter les choses de manière sensible.
-b) Leibniz : la perception est un rapport sensible au monde
Leibniz critique la conception dualiste de l'être héritée de Descartes (dualiste : qui se fonde sur la distinction entre deux sortes d'être ou de substance, la substance pensante ou spirituelle et la substance étendue ou matérielle).
Avant d'être un mode de connaissance des choses, la perception est l'activité vitale de tout organisme en contact avec son "milieu". La perception exprime un rapport sensible qui se forme au contact du monde : percevoir et avoir un corps, c'est un tout.
Au lieu de se poser la question de l'adéquation de la perception à son objet, Leibniz s'intéresse à la formation de la perception et des idées. Il décrit le phénomène de transition continue de l'impression sensible à l'aperception, c'est-à-dire à la perception accompagnée de conscience.
La perception se définit comme "l'état passager qui enveloppe et représente une multitude dans l'unité". Autrement dit, la perception est ce moment limite où une infinité d'impressions insensibles- ce que Leibniz appelle les petites perceptions inconscientes - tendent d'elles-mêmes à se regrouper et passent dans le champ du perçu.
Texte Leibniz : Les petites perceptions
Leibniz est un des premiers penseurs à explorer les mécanismes de l'inconscient. Contrairement à ce que pensait Descartes, la conscience claire ne constitue pas la totalité du psychisme. Pour Leibniz, il existe des petites perceptions dont nous n'avons pas conscience. L'esprit est perpétuellement soumis à des sollicitations imperceptibles qui nous tiennent en haleine.
Et pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j'ai coutume de me servir de l'exemple du mugissement ou du bruit de la mer, dont on est frappé quand on est au rivage; pour entendre ce bruit, comme l'on fait, il faut bien qu'on entende les parties qui composent ce tout, c'est-à-dire le bruit de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l'assemblage confus de tous les autres ensemble, c'est-à-dire dans ce mugissement même, et ne se remarquerait pas, si cette vague qui le fait était seule. car il faut qu'on soit affecté un peu par le mouvement de cette vague, et qu'on ait quelque perception de chacun de ces bruits, quelques petits qu'ils soient ; autrement, on n'aurait pas celle de cent mille vagues, puisque cent mille riens ne sauraient faire quelque chose.
(...)
Ces petites perceptions sont donc de plus grande efficace par leurs suites qu'on ne pense. Ce sont elles qui forment ce je ne sais quoi, ces goûts, ces images des qualités des sens, claires dans l'assemblage mais confuses dans les parties, ces impressions que des corps environnants font sur nous, qui enveloppent l'infini ; cette liaison que chaque être a avec tout le reste de l'univers.
Explication du texte
Pour Leibniz, la perception est la représentation du multiple dans l'unité. Descartes avait conceptualisé la perception distincte aperçue par la conscience (l'aperception). Pour lui la perception distincte ou pensée constituait l'ensemble de l'activité du psychisme. Leibniz distingue par ailleurs des perceptions ("les petites perceptions" insensibles ) dont on ne s'aperçoit pas. Ainsi de même que le bruit de la mer est l'accumulation des petits bruits des vagues, les petites perceptions inconscientes concourent à la perception de l'ensemble et nous relient à l'ensemble de l'univers.
En effet pour Leibniz toutes les choses communiquent dans l'univers. L'homme vit dans un monde où "rien n'est comme une île dans la mer"(critique du dualisme cartésien). Nous communiquons obscurément avec le reste des choses, sans en avoir une claire conscience.
-c) La phénoménologie de la perception (Husserl, Merleau-Ponty, XX° siècle)
Leibniz ouvre la voie à une réflexion sur la formation du sujet sensible. Comme le montrent les philosophes sensualistes (Condillac) et empiristes (Hume) du XVIII° siècle, on peut affirmer que "les sens jugent d'eux-mêmes".
La perception n'est pas extérieur à son objet mais elle est continuité, contact sensible, avec le monde.
Texte : Merleau-Ponty : Le corps propre
Le corps propre est dans le monde comme le coeur dans l'organisme : il maintient continuellement en vie le spectacle visible, il l'anime et le nourrit intérieurement, il forme avec lui un système.
Quand je me promène dans mon appartement, les différents aspects sous lesquels il s'offre à moi, ne s'auraient m'apparaître comme les profils d'une même chose si je ne savais pas que chacun d'entre eux représente l'appartement vu d'ici ou vu de là, si je n'avais conscience de mon propre mouvement, et de mon corps comme identique à travers les phases du mouvement.
Je peux évidemment survoler en pensée l'appartement, l'imaginer ou en dessiner le plan sur le papier, mais même alors je ne saurais saisir l'unité de l'objet sans la médiation de l'expérience corporelle, car ce que j'appelle un plan n'est qu'une perspective plus ample : c'est l'appartement "vu d'en haut", et si je peux résumer en lui toutes les perspectives coutumières, c'est à condition de savoir qu'un même sujet incarné peut voir tour à tour de différentes positions.
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945
Explication du texte
Dans ce texte, Merleau-Ponty définit "le corps propre". Ici il ne s'agit pas du corps-objet, assemblage d'organes étudiés par le médecin ou le physiologiste. Le corps-propre est un corps en quelque sorte "existentiel". C'est le le lieu du vécu du sujet.
Dans le premier paragraphe ce qui caractérise le corps propre, c'est qu'il forme un tout avec les choses. Il est en continuité spatiale et temporelle avec le monde. Il forme avec lui un ensemble organisé, un "système". Il ne peut y avoir de monde que parce qu'il y a dans le monde un sujet doté d'un corps capable de faire l'expérience sensible du monde.
L'exemple de l'appartement des deuxième et troisième paragraphes développe cette idée. Le vécu du corps propre (" la conscience de mon propre mouvement et de mon corps comme identique à travers les phases du mouvement") conditionne l'unité de l'objet. Sans la médiation du corps propre, les différentes perspectives ou aspects sous lesquels mon appartement s'offre à moi, ne pourraient constituer un seul objet : mon appartement. A chaque perspective correspondrait alors un objet différent, un appartement différent.
Ici ce principe unificateur n'est pas un principe intellectuel comme par exemple chez Descartes ou même chez Kant, où le Je est une fonction abstraite de l'entendement. En effet, chez M. Merleau-Ponty il n'y a pas de dualisme entre l'esprit et la matière. L'esprit et le corps ne font qu'un. Il ne peut y avoir d'objet de la pensée que parce qu'il y a une expérience sensible et conscience de cet objet.
Kant avait déjà développé l'idée qu'il ne pouvait y avoir de connaissance du monde que parce qu'il y avait au préalable une expérience sensible du monde. Mais il affirmait ensuite la prééminence de la pensée rationnelle sur la matière. Maurice Merleau-Ponty pousse cette idée à son extrême limite sans affirmer aucun privilège de la pensée sur le corps. Le sujet pensant "s'incarne" dans un corps concret dont l'existence sensible dans le monde conditionne l'apparition de toute expérience et de toute pensée. L'homme pense le monde parce qu'il le vit dans son corps.
mots clés: conscience, conscience sensible, sensation, perception, aperception, petites perceptions corps-propre