DISSERTATION - Autrui
Publié le 24 Septembre 2013
Peut-on vivre sans autrui ?
Textes à l'appui
Texte
--- La solitude n’est pas une situation immuable où je me retrouverai plongé depuis le naufrage de la Virginie. C’est un milieu corrosif qui agit sur moi lentement, mais sans relâche et dans un sens purement destructif. Le premier jour, je transitais entre deux sociétés humaines également imaginaires : l’équipage disparu et les habitants de l’île, car je la croyais peuplée. J’étais encore tout chaud de mes contacts avec mes compagnons de bord. Je poursuivais imaginairement le dialogue interrompu par la catastrophe. Et puis l’île s’est révélée déserte. J’avançais dans un paysage sans âme qui vive. Derrière moi, le groupe de mes malheureux compagnons s’enfonçait dans la nuit. Leurs voix s’étaient tues depuis longtemps, quand la mienne commençait seulement à se fatiguer de son soliloque. Dès lors je suis avec une horrible fascination le processus de déshumanisation dont je sens en moi l’inexorable travail.
Je sais maintenant que chaque homme porte ne lui – et comme au-dessus de lui – un fragile et complexe échafaudage d’habitudes, réponses, réflexes, mécanismes, préoccupations, rêves et implications qui s’est formé et continue à se transformer par les attouchements perpétuels de ses semblables. Privé de sève, cette délicate efflorescence s’étiole et se désagrège. Autrui, pièce maîtresse de mon univers…Je mesure chaque jour ce que je lui devais en enregistrant de nouvelles fissures dans mon édifice personnel. Je sais ce que je risquerai en perdant l’usage de la parole, et je combats de toute l’ardeur de mon angoisse cette suprême déchéance. Mais mes relations avec les choses se trouvent elles-mêmes dénaturées par ma solitude. Lorsqu’un peintre ou un graveur introduit des personnages dans un paysage ou à proximité d’un monument, ce n’est pas par goût de l’accessoire. Les personnages donnent l’échelle et ce qui importe davantage encore, ils constituent des points de vue possibles qui ajoutent au point de vue réel de l’observateur d’indispensables virtualités.
A Speranza, il n’y a qu’un point de vue, le mien, dépouillé de toute virtualité. Et ce dépouillement ne s’est pas fait en un jour. Au début, par un automatisme inconscient, je projetai des observateurs possibles – des paramètres- au sommet des collines, derrière tel rocher ou dans les branches de tel arbre. L’île se trouvait ainsi quadrillée par un réseau d’interpolations et d’extrapolations qui la différenciait et la douait d’intelligibilité. Ainsi fait tout homme normal dans une situation normale. Je n’ai pris conscience de cette fonction – comme de bien d’autres – qu’à mesure qu’elle se dégradait en moi. Aujourd’hui c’est chose faite. Ma vision de l’île est réduite à elle-même. Ce que je n’en vois pas est un inconnu absolu. Partout où je ne suis pas actuellement règne une nuit insondable. Je constate d’ailleurs en écrivant ces lignes que l’expérience qu’elles tentent de restituer non seulement est sans précédent, mais contrarie dans leur essence même les mots que j’emploie. Le langage relève en effet d’une façon fondamentale de cet univers peuplé où les autres sont comme autant de phares créant autour d’eux un îlot lumineux à l’intérieur duquel tout est – sinon connu du moins connaissable. Les phares ont disparu de mon champ. Nourrie par ma fantaisie, leur lumière est encore longtemps parvenue jusqu’à moi. Maintenant s’en est fait, les ténèbres m’environnent.
Et ma solitude n’attaque pas que l’intelligibilité des choses. Elle mine jusqu’au fondement même de leur existence. De plus je suis assailli de doutes sur la véracité du témoignage de mes sens. Je sais maintenant que la terre sur laquelle mes deux pieds appuient auraient besoin pour ne pas vaciller que d’autres que moi la foulent. Contre l’illusion d’optique, le mirage, l’hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l’audition…le rempart le plus sûr, c’est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu’un grand dieux, quelqu’un !
Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, 1969 (ed. folio pp. 56- 58)
TEXTE
Le tort des théories philosophiques c'est de [réduire autrui] tantôt à un objet particulier, tantôt à un autre sujet. (...) Mais autrui n'est ni un objet dans le champ de ma perception, ni un sujet qui me perçoit : c'est d'abord une structure du champ perceptif, sans laquelle ce champ dans son ensemble ne fonctionnerait pas comme il le fait.
Gilles Deleuze, Postface, "Michel Tournier et le monde sans autrui".
TEXTE
Le temps n’est pas le fait d’un sujet isolé et seul, mais il est la relation même du sujet avec autrui.
Emmanuel Lévinas,Le temps et l'autre, ed. Fata Morgana, 1979
Texte
Belle modernité dans la situation de Robinson : le fait qu'il soit forcé à une refondation purement individuelle. Cela a dû alimenter les fantasmes de toutes ces individualités contraintes dans les corsets communautaires des cultures et des civilisations. Il reflétait déjà l'individuation contemporaine et ses problématiques. Reste à savoir comment se construire sans les béquilles du communautaire et les standards de civilisation.
En fait c'est la plénitude individuelle qui ouvre aux solidarités les plus larges et les plus neuves. C'est la plénitude individuelle qui ouvre à Relation. L'égoïsme, le non-solidaire, le chacun ppour soi, est en réalité une maladie exarcerbée par le capitalisme. (...)
(...)
L'absence d'un autrui porte atteinte aux états de conscience, elle les réduit ou les précipite dans d'infinies chimères. Une part de la conscience se structure avec autrui ou avec son absence. L'Autre en revanche c'est comme un cyclone qui surgit, une panique qui ébranle de belles structures mises en place avec l'autrui ou l'idée qu'on s'en fait. L'Autre en son extrême, c'est l'impensable.
(...)
Héraclite aurait aimé cela : cette immense solitude qui ouvre à la Relation horizontale avec toute une île, un continent et la terre toute entière, ce retrait des hommes qui ouvre à tous les hommes et à la nécessité d'une relation la plus merveilleuse possible avec eux. Le lien est dans la solitude. La solitude est dans la haute proximité.
(...)
Le pire dans l'isolement c'est quand il n'ouvre à aucune solitude.
(...)
Je découvre le dernier mot de mon Robinson : rencontre. Toute individuation pleine mène à ce lieu fondateur. La rencontre.
Patrick Chamoiseau, L'empreinte à Crusoé, ed. Gallimard 2012
mots clé : autrui, solitude