Dominique Bourg : "L'environnement n'est jamais vraiment entré en politique"
Publié le 12 Décembre 2013
Mine de charbon à ciel ouvert
Le Monde du 6/12/2013
Professeur à l'université de Lausanne (Suisse) et vice-président de la Fondation Nicolas Hulot (FNH), le philosophe Dominique Bourg est l'un des intellectuels qui a le plus exploré le lien entre démocratie et préservation de l'environnement.
Il est l'auteur, avec Kerry Whiteside, de Vers une démocratie écologique (Seuil, 2010) et il a récemment dirigé un ouvrage collectif sur le même thème : Pour une 6e République écologique (éd. Odile Jacob, 2011).
Pourquoi l'écologie clive-t-elle la société au-delà de la traditionnelle partition droite-gauche ?
La question environnementale est historiquement étrangère à la partition droite-gauche. La raison en est simple. Cette partition repose essentiellement sur deux choses. La première renvoie aux conditions de production optimales de la richesse. Avec, d'un côté, l'idée selon laquelle il faut rationaliser et planifier pour produire plus et, de l'autre, l'idée qu'il faut laisser libre cours au marché et à l'initiative individuelle.
L'environnement n'intervient pas dans cette opposition, vis-à-vis de laquelle l'Histoire a d'ailleurs tranché. L'autre point majeur de divergence entre droite et gauche relève de la justice distributive. Avec deux approches : à gauche, on tend vers l'égalité, à droite vers l'équité. Là encore, l'environnement n'entre pas en jeu.
On voit donc que les deux piliers de l'opposition droite-gauche sont étrangers à la question environnementale. D'ailleurs, les Verts ne gagnent pas réellement leurs suffrages sur des sujets écologiques mais plutôt sur des questions de société…
L'environnement n'est donc jamais réellement entré en politique. C'est la raison pour laquelle la question environnementale émerge plutôt localement, à travers des processus de démocratie participative.
Les clivages qui traversent la société sur les questions d'environnement sont-ils voués à rester durablement hors du jeu politique classique ?
Un climat pourri, une biodiversité en lambeaux obéreraient les conditions mêmes de la production de richesse et interdiraient quasiment d'en jouir. On pourrait donc réinterpréter le premier critère de partition droite-gauche (sur les conditions optimales de production de la richesse) à la lumière de l'environnement.
Et, finalement, c'est un peu ce qui se joue en ce moment : sur le gaz de schiste, sur les OGM par exemple, le clivage s'articule autour d'une durabilité faible, opposée à une durabilité forte. Ceux qui optent pour la première estiment qu'il n'y a pas de problème : on peut détruire le patrimoine naturel, et la technique nous sauvera.
Elle substituera aux ressources détruites des artefacts. Au contraire, ceux qui plaident pour une durabilité forte pensent qu'il faut préserver l'essentiel des équilibres environnementaux qui nous font vivre ; ils sont, à leurs yeux, les garants de la production de richesses à terme.
Ce clivage devient aujourd'hui très fort, mais la société n'arrive pas à se décider. On affiche des critères de durabilité forte mais, en réalité, c'est la durabilité faible qui l'emporte à peu près systématiquement. Nos gouvernements se prévalent d'une chose pour faire l'autre.
La résolution des grands problèmes globaux comme le changement climatique passera-t-elle par le sacrifice de nos libertés ?
Le maintien de certaines de nos libertés semble en effet contradictoire avec la sauvegarde de l'environnement. Mais c'est un peu court d'en rester là. Car la part de liberté que les régimes libéraux actuels permettent d'exprimer est une part très particulière de la liberté. C'est ce que l'on pourrait appeler les « capabilités » individuelles. Grosso modo, cela renvoie à une variabilité purement individuelle des comportements, réduite pour l'essentiel à des actes marchands. Nous sommes libres de produire, de vendre et d'acheter.
Mais il faut affirmer une autre forme de liberté, celle des « capabilités » collectives, où il est alors impossible d'exprimer seul sa créativité, où l'action est nécessairement celle d'un petit collectif. Une Association pour le maintien d'une agriculture paysanne (AMAP), une crèche coopérative se créent nécessairement à plusieurs. Or, l'Etat libéral actuel est tout entier construit contre la possibilité de changer collectivement de mode de vie.
Mais si nous voulons une société plus durable, c'est précisément cette « capabilité »-là, collective, qu'il faut laisser s'exprimer. On peut donc conclure que le clivage qui se construit autour de la question environnementale n'oppose pas la contrainte à la liberté, mais en appelle à un meilleur équilibre entre ces deux libertés, un équilibre postlibéral. La Chine comme Singapour nous enseignent d'ailleurs que la liberté marchande peut s'épanouir sans libertés politiques.
Derrière la virulence des échanges autour de la question environnementale, n'y a-t-il pas d'abord un défaut de pédagogie ? La plupart des économistes n'intègrent que rarement la question environnementale à leurs discours : pourquoi ?
Pour eux, cela n'existe pas. Tout le problème vient de ce que l'on appelle le constructivisme. De manière générale, les sciences sociales sont devenues constructivistes et sont à l'unisson de l'économie mainstream : il n'y a pas de problèmes naturels, le marché et les techniques sont capables d'absorber toutes les limites. Il n'y a pas de finitude du monde, des ressources.
En général, les sciences sociales sont inscrites dans ce paradigme, dans lequel il n'y a que des jeux entre acteurs, des échanges de paroles et d'artefacts. Seules les « humanités environnementales » défendent un autre paradigme, consistant à dire que non seulement les sociétés humaines ont un impact sur l'environnement, mais encore que certains aspects de l'environnement constituent un facteur décisif pour produire des changements sociaux.
Dans son livre Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l'ère du pétrole (La Découverte, 336 pages, 24,50 euros), Timothy Mitchell donne un exemple très éclairant. Il montre comment la matérialité même des énergies fossiles commande un profil démocratique.
Le charbon est très gourmand en main-d'oeuvre, de l'extraction à l'usage final. Dans le système minier, l'ouvrier est capital : l'ingénieur ne descend pas dans la mine. C'est l'ouvrier qui a l'expertise. Au contraire, avec le pétrole, la main-d'oeuvre perd son caractère stratégique et l'expertise réside surtout dans l'ingénierie.
On a donc là deux profils démocratiques. D'un côté, une montée en puissance de la force syndicale, de la deuxième moitié du XIXe siècle à la première moitié du XXe siècle, avec au bout du compte une exigence de démocratie économique. De l'autre, la montée en puissance du pétrole à partir des années 1950, qui va faire voler en éclats cette aspiration, car, dans ce système, la classe ouvrière ne constitue plus un verrou de l'activité économique.
Nous ne sommes plus dans une approche constructiviste, mais plus complexe : la construction sociale peut être affectée et orientée par des éléments matériels. La nature n'est plus cette pâte molle que la société pourrait indéfiniment modeler. Non : la nature est là, elle résiste, elle conditionne des bifurcations sociales.
Quelles innovations sociales ou institutionnelles pourraient permettre le changement ?
C'est très complexe, car nous ne parvenons pas à nous représenter moralement les questions d'environnement. Ce qui fonde nos intuitions morales, c'est la règle d'or : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse. » Cette règle ne concerne que les interactions entre individus en présence les uns des autres.
En matière d'environnement, les effets de nos actes sont distants dans le temps et dans l'espace, ils échappent à notre perception. Tous les problèmes globaux d'environnement sont abstraits, inaccessibles à nos sens.
On est donc dans le « contre-intuitif ». Si je veux me faire une opinion, je dois en passer par des savoirs abstraits. Le citoyen ne peut pas exercer son rôle de juge ultime et sanctionner ses représentants.
On peut donc imaginer de nouvelles instances, non représentatives, qui pourraient être adjointes aux instances représentatives existantes… Comme une nouvelle Chambre. Elle pourrait être composée de personnalités qui se sont distinguées pour leur engagement sur le long terme, mêlées – pourquoi pas – à des citoyens tirés au sort… Elle ne voterait pas les lois, mais pourrait contraindre le Parlement à réexaminer un projet de loi et suggérer des réformes.
Elle pourrait prendre appui sur un « Collège du futur », dans lequel des jeunes chercheurs seraient détachés un temps pour rassembler et synthétiser les connaissances acquises sur tous les enjeux de long terme. Pour porter un savoir consensuel à la connaissance des citoyens et des décideurs. Et prendre des décisions en meilleure connaissance de cause.