Explication de texte : HEGEL : Conscience, Désir et Altérité
Publié le 17 Février 2013
Diane Airbus, Jumelles
Texte
Chaque conscience de soi est pour soi, et, en tant que telle, elle nie toute altérité ; elle est désir, mais désir qui se pose dans son absoluité. Cependant elle est aussi pour un autre, ici pour une autre conscience de soi, c'est donc qu'elle se présente comme «enfoncée dans l'être de la vie», et elle n'est pas pour l'autre conscience de soi ce qu'elle est pour soi-même. Pour elle-même elle est certitude absolue de soi, pour l'autre elle est un objet vivant, une chose indépendante dans le milieu de l'être, un être donné; elle est donc vue comme un «dehors». C'est cette inégalité qui doit disparaître, et disparaître aussi bien d'un côté que de l'autre, car chacune des consciences de soi est aussi une chose vivante pour l'autre et une certitude absolue de soi pour soi-même ; et chacune ne peut trouver sa vérité qu'en se faisant reconnaître par l'autre comme elle est pour soi, en se manifestant au dehors comme elle est au dedans. Mais dans cette manifestation de soi, elle doit découvrir une égale manifestation chez l'autre. «Le mouvement est donc uniquement le mouvement de deux consciences de soi. Chacune voit l'autre faire la même chose que ce qu'elle fait, chacune fait elle-même ce qu'elle exige de l'autre, et fait donc ce qu'elle fait en tant que l'autre aussi le fait.»
La conscience de soi ne parvient donc à exister, au sens où exister n'est pas seulement être-là à la manière des choses, que par une «opération» qui la pose dans l'être comme elle est pour soi-même ; et cette opération est essentiellement une opération sur et par une autre conscience de soi. Je ne suis une conscience de soi que si je me fais reconnaître par une autre conscience de soi, et si je reconnais l'autre de la même façon. Cette reconnaissance mutuelle, telle que les individus se reconnaissent comme se reconnaissant réciproquement, crée l'élément de la vie spirituelle, le milieu où le sujet est à soi-même objet, se retrouvant parfaitement dans l'autre, sans toutefois faire disparaître une altérité qui est essentielle à la conscience de soi.
Jean Hyppolite,
Genèse et structure de la phénoménologie de Hegel (1946)
Explication du texte
Dans ce texte, Jean Hyppolite expose le mouvement par lequel, dans la philosophie de Hegel, la conscience se constitue comme une conscience de soi proprement humaine.
Le texte se divise en trois parties :
I. (ligne 1 à 8) Les manifestations phénoménales de la conscience sont doubles et contradictoires.
II. (ligne 8 à 17) Pour se réaliser dans son être, la conscience de soi doit donc dépasser ses propres contradictions, ce qu’elle ne peut faire que par la rencontre d’autrui.
III. (lignes 18 à 29) La reconnaissance d’autrui fonde non seulement la conscience de soi mais est la condition nécessaire de toute vie proprement humaine.
[Les manifestations de la conscience sont doubles et contradictoires ]
Phrase 1 - Chaque conscience de soi est pour soi, et, en tant que telle, elle nie toute altérité ; elle est désir, mais désir qui se pose dans son absoluité.
● Qu’est-ce qui caractérise la conscience de soi humaine ou ce que l’on appelle plus généralement le sujet ?
Par définition la conscience de soi est d’abord un principe d’identité, un « je suis» par lequel tout être percevant ou pensant rapporte à soi ses perceptions ou ses pensées. Elle est un acte réflexif (« pour soi ») par lequel un être effectue par la pensée un retour sur lui-même, et se saisit comme objet de ses propres pensées.
Cette définition de la conscience a été formulée de la façon la plus aboutie dans l’histoire de la philosophie par René Descartes au XVII° siècle.
Pour Descartes, l’homme se distingue des autres êtres, par sa qualité de « substance pensante » - tous les autres êtres étant renvoyés du côté de la « substance étendue » ou matière - la pensée étant par définition toujours connaissance ou conscience de soi. L’animal lui n’est pas doté de pensée. Il est décrit par Descartes comme une simple machine.
Dans la conception dualiste du monde cartésien, il existe donc deux façons distinctes d’être au monde : soit comme une chose, pure présence insouciante de son être-là, soit comme un sujet qui non seulement est là mais qui saitégalement qu’il est là.
• Pour Hegel (au XIX° siècle), cette distinction ne suffit pas. Poser la nature pensante de l’homme ne suffit pas à expliquer le pourquoi de l’émergence d’un « je », d’un être capable de témoigner par le langage, non seulement de la présence de l’Être, mais aussi de la présence de l’être qui révèle l’Être.
Pour Hegel il ne peut y avoir pensée que s'il y a désir. Refusant toute conception dualiste, Hegel enracine la conscience prise dans sa signification la plus élémentaire comme perception sensible, dans l'organisme, dans le corps vivant.
Lorsque l’homme éprouve un désir, lorsqu’il a faim, par exemple, et veut manger, il en prend conscience, il prend nécessairement conscience de soi. Le désir se révèle toujours comme mon désir, et pour révéler le désir il faut se servir du mot « je ».
Le désir n’est pas l’expérience passive du manque, mais le désir de transformer par une action la chose contemplée, de la supprimer dans son être, qui est sans rapport avec le mien, qui est indépendant de moi, de la nier dans son indépendance , et de l’assimiler à moi, de la faire mienne.
Pour comprendre la dimension négatrice et destructrice du désir, il suffit de prendre en exemple la faim. L’être qui a faim ne se contente pas de contempler passivement l’objet de son désir. Il se l’approprie, le transforme et le fait sien, le supprime dans son être, pour l’assimiler à soi.
De même que le désir n’est pas le propre de l’homme mais le propre du vivant, la pensée ou la conscience comme activité perceptive n’est plus le pensait Descartes, l’apanage de l’homme. Qu'est-ce qui différencie alors l'homme de l'animal ?
Contrairement aux choses, pour pouvoir être, l’homme ne peut pas être un être qui est, qui est éternellement identique à lui-même, qui se suffit à lui-même. Désirant, l’homme est un non-être, un vide, un néant conscient de lui-même, qui ne peut être que dans la mesure où il anéantit l’Être pour se réaliser à ses dépens.
Phrase 2 - Cependant elle est aussi pour un autre, ici pour une autre conscience de soi, c'est donc qu'elle se présente comme «enfoncée dans l'être de la vie», et elle n'est pas pour l'autre conscience de soi ce qu'elle est pour soi-même.
La conscience se manifeste au monde sous deux aspects contradictoires.
D'une part elle apparaît au monde "enfoncée dans l'être de la vie" comme une chose de la nature (un être vivant) parmi les autres choses de la nature. Sous cet aspect elle se présente «pour» toute autre conscience comme l'objet possible d'un désir susceptible de la "consommer", de l'absorber ou de la faire sienne.
Phrase 3 - Pour elle-même elle est certitude absolue de soi, pour l'autre elle est un objet vivant, une chose indépendante dans le milieu de l'être, un être donné ; elle est donc vue comme un «dehors».
D'autre part, la conscience se manifeste comme conscience ou certitude de soi. Existant pour soi, la conscience connaît son être véritable. Elle sait qu'elle est un vouloir conscient de lui-même, qu'elle n'est pas un objet parmi les objets, mais un sujet capable de vouloir pour lui-même.
Ces deux aspects s'opposent. Comme chose de la nature, elle sait qu'elle apparaît aux yeux de l'autre conscience comme un objet parmi les objets, comme un " être donné", comme une pure extériorité. Sous cet aspect, elle se vit comme niée dans son être, dans son intériorité, dans sa vérité d'être pour soi. Elle n'est plus un sujet, elle n'est que l'objet du désir de l'autre conscience. Elle n'est rien d'autre.
[Pour se réaliser dans son être la conscience doit dépasser ses propres contradictions, ce qu'elle ne peut faire que par la rencontre d'autrui.]
Phrase 4- C'est cette inégalité qui doit disparaître, et disparaître aussi bien d'un côté que de l'autre, car chacune des consciences de soi est aussi une chose vivante pour l'autre et une certitude absolue pour soi-même; et chacune ne peut retrouver sa vérité qu'en se faisant reconnaître par l'autre, en se manifestant au dehors comme elle est au dedans.
N'étant pas seule au monde comme l'était le Cogito cartésien, inévitablement la conscience hégélienne se trouve confronté au regard de l'autre, dans lequel elle cherche à conforter sa propre vérité. Mais lorsqu'elle se contemple dans le regard de l'autre, la conscience de soi est étrangère à sa propre vérité. Elle n'est plus un sujet mais une chose. Et réciproquement, lorsque l'autre conscience se contemple dans le regard de la conscience, elle ne voit elle aussi qu'une chose. L'une et l'autre sont comme deux étrangères à leur propre vérité.
Chacune ne pouvant être que par et dans le regard de l'autre, pour que chaque conscience puisse être elle-même se réaliser pleinement dans sa vérité, il importe donc de lever cette contradiction en permettant à chaque conscience d'apparaître au yeux de l'autre non pas comme une chose parmi les choses, objet de désir, mais comme un sujet ou un désir.
Phrase 5 - Mais dans cette manifestation de soi, elle doit découvrir une égale manifestation de l'autre.
La contradiction entre les formes d'apparition de la conscience (pour soi et pour l'autre) ne peut être levée qu'à la condition que la conscience reconnaisse l'autre conscience comme étant son égale, comme étant la manifestation d'un désir égal au sien. Cette égalité est nécessaire pour s'établisse une relation entre les deux consciences. En effet je n'échange des biens, des mots qu'avec celui ou celle que je reconnais comme étant mon égal, comme ayant la même valeur que moi.
Phrase 6 - " Le mouvement est donc uniquement le mouvement de deux consciences de soi.
Le mouvement par lequel la conscience se constitue comme conscience de soi pour soi passe donc nécessairement par la médiation du désir d'autrui. La conscience de soi ne peut-être elle-même que dans la reconnaissance obtenue auprès d'autrui et réciproquement. La conscience de soi ne peut se réaliser que dans la rencontre d'une autre conscience ou d'un autre désir considéré comme égal.
En effet pour exister extérieurement comme une conscience de soi et non comme un objet voué à la dialectique destructrice du désir d'autrui la conscience doit être posée comme égale et identique à soi. Elle doit être désirée non comme une chose ou un être susceptible de combler un manque, ou un besoin, mais comme un désir identique au désir qui désire, un non-être, ne pouvant de ce fait être ni consommé, ni absorbé par autrui.
Réciproquement, l'autre conscience se présente de la même façon comme étant elle-même un pur désir, résistant à tout désir d'appropriation.
Phrase 7 - Chacune voit l'autre faire la même chose qu'elle fait, chacune fait elle-même ce qu'elle exige de l'autre, et fait donc ce qu'elle fait en tant que l'autre le fait aussi."
La rencontre des deux consciences se présente ainsi sous la forme de l'égalité et de la réciprocité. Cependant ici le mouvement du désir ne se calque pas simplement sur le mécanisme de l'empathie décrit au XVII° par Rousseau : j'ai pitié de l'autre car dans la souffrance de l'autre je reconnais ma propre souffrance. Ce que je désire ce n'est que mon propre désir.
Le désir se dédouble. D'une part "chacune voit l'autre la même chose qu'elle fait", chacune des deux consciences modèle son comportement sur ce qu'elle reconnaît de soi en l'autre, mais d'autre part le désir se fait aussi "mimétique", comme l'écrirait aujourd'hui René Girard : chacune "fait ce qu'elle fait en tant que l'autre le fait aussi", chacune des deux conscience agit en copiant ou en désirant le désir de l'autre, parce qu'il est autre. Le désir n'est pas égoïste, replié sur lui-même, il recherche l'autre.
[La reconnaissance d’autrui fonde non seulement la conscience de soi mais rend possible toute vie proprement humaine.]
Phrase 8 - La conscience de soi ne parvient donc à exister, au sens où exister n'est pas seulement être là à la manière des choses, que par une "opération" qui la pose dans l'être comme elle est pour soi-même ; et cette opération est essentiellement une opération sur et par une autre conscience de soi.
Pour l'homme, être ne signifie pas simplement être-là comme une chose, ni se connaître comme être dans un pur acte théorique de penser (Descartes) . L'existence humaine n'a de sens que dans le mouvement pratique, dans l'action, qui constitue la conscience comme une conscience de soi pour soi.
Phrase 9 - Je ne suis une conscience de soi que si je me fais reconnaître par une autre conscience de soi, et si je reconnais l'autre de la même façon.
Je ne peux exister comme conscience de soi pour moi que dans la rencontre réciproque et effective d'une autre conscience, extérieure mais similaire à moi, dans le monde.
Il est important de noter que cette altérité qui distingue les consciences n’est pas une altérité radicale de nature, comme le serait celle opposant le sujet et l’objet, mais relève d’avantage d’une différence d’individualités. Ainsi en instaurant une distinction entre elles, qui à la fois les sépare et les unit, les consciences forment une « pluralité » indispensable au fondement culturel de l’humanité.
Hannah Arendt écrira plus tard que les hommes ne peuvent communiquer, échanger que parce qu’il se rencontrent au sein d’une pluralité dans laquelle à la fois ils se distinguent et se séparent, et à la fois ils se ressemblent et se comprennent. Cette pluralité qui s'organise comme un tout et rend possible l’action et le langage, est LA condition nécessaire à une vie proprement humaine.
Phrase 10 - Cette reconnaissance mutuelle, telle que les individus se reconnaissent comme se reconnaissant réciproquement, crée l'élément de la vie spirituelle, le milieu où le sujet est à lui-même objet, se retrouvant parfaitement dans l'autre, sans toutefois faire disparaître une altérité qui est essentielle à la conscience de soi.
Ce mouvement de reconnaissance réciproque caractérise l'humanité.
Dans ce mouvement de reconnaissance réciproque des consciences, la dynamique du désir qui permet à chacune de se réaliser, n'est plus déterminée par la logique du vivant, de la survie. Elle est l'expression de l'existence spirituelle de la conscience comme un vouloir libre, détaché de tout déterminisme, conscient de lui-même et capable de se donner à soi-même ses propres fins.
Lorsque l'homme agit dans le monde, il agit non pas pour subvenir à ses besoins et survivre en tant qu'espèce animale plongée dans l'immédiateté de la nature transformant instinctivement les choses de la nature en bien utile à son existence. Dans l'action, l'homme transcende (se place au-delà de) la nécessité naturelle. Il la pense, la connaît et se l'approprie. Il transforme la nature, l'assimile à son être pour l'utiliser dans le sens de son propre vouloir. De ce fait il s'affirme comme un être spirituel et culturel, échappant au déterminisme naturel.
Ce qui distingue la conscience humaine de la conscience animale, c'est la vie spirituelle (la liberté) qui anime l'action humaine consciente. Cette façon d'être au monde que l'on décrit sous la forme d'une existence "spirituelle" de l'homme, d'un homme capable de prendre du recul vis-à-vis de ses pensées et de ses actions, est la marque de l'émancipation de l'homme hors de la condition animale. Elle est la caractéristique de l'humanité.
Ce travail de production et de transformation de l'être (que ce soit celui de la nature ou celui de l'homme) par lequel l'homme décide librement de son être et de son devenir, n'est possible que dans la société des hommes où se déroule la rencontre avec autrui.
mots clés : conscience, conscience-pour soi,conscience-en-soi, altérité, reconnaissance, autrui,désir