Explication de texte : "La religion est l'opium du peuple" Karl Marx - La méthode de l'explication de texte.
Publié le 20 Octobre 2012
David Lachapelle
Texte
Voici le fondement de la critique irréligieuse : c'est l'homme qui fait la religion et non la religion qui fait l'homme. A la vérité, la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi de l'homme qui, ou bien ne s'est pas encore conquis, ou bien s'est déjà de nouveau perdu. Mais l'homme, ce n'est pas un être abstrait recroquevillé hors du monde. L'homme c'est le monde de l'homme, c'est l'Etat, c'est la société. Cet Etat, cette société produisent la religion, une conscience renversée du monde parce qu'ils sont eux-mêmes un monde renversé. La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément cérémoniel, son universel motif de consolation et de justification. Elle est la réalisation chimérique de l'essence humaine, parce que l'essence humaine ne possède pas de réalité véritable. Lutter contre la religion, c'est donc, indirectement lutter contre ce monde là, dont la religion est l'arôme spirituel.
La misère religieuse est tout à la fois l'expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l'âme d'un monde sans coeur, de même qu'elle est l'esprit d'un état de choses où il n'est point d'esprit. Elle est l'opium du peuple.
Nier la religion, ce bonheur illusoire du peuple, c'est exiger son bonheur réel. Exiger qu'il abandonne toute illusion sur son état, c'est exiger qu'il renonce à un état qui a besoin d'illusions. La critique de la religion contient en germe la critique de la vallée de larmes dont la religion est l'auréole. [...] La critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique.
K. MARX, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel (1843)
EXPLICATION DU TEXTE
Méthode : Dans un premier temps on dégage une grille de lecture générale du texte. Il est important de repérer la thèse du texte et les grandes parties du texte afin d'éviter les contresens
• Thème : La religion
• Question posée par le texte : Qu'est-ce que la religion ? (quelle est sa valeur et sa signification pour l'homme ?)
• Thèse du texte : La religion est un pharmakon : elle est l'opium du peuple. A la fois elle empoisonne le peuple et travaille à sa guérison.
Rappel méthodologique : Tous les textes de philosophie soulèvent un problème et tentent d'y répondre. Le problème posé par le texte porte sur le thème du texte et prend en compte l'ensemble du texte et pas seulement une partie ou un paragraphe du texte. La thèse du texte répond à la question posée et porte sur l'ensemble du texte et pas seulement sur une partie du texte.
Etapes de l'argumentation
- I° partie : Marx définit la religion comme une représentation collective.
- II° partie : La religion a des effets négatifs et des effets positifs, elle contient en germe les éléments de son propre anéantissement.
- III° partie : C'est en s'attaquant à la sphère idéologique, aux représentations collectives que produit notre monde, que nous pourront le transformer en profondeur pour construire un monde meilleur.
Méthode : A partir de ces premiers éléments de lecture (que je conserve au BROUILLON) qui me permettent d'avoir une grille d'interprétation générale du texte, je pourrai au terme de mon travail, rédiger l'introduction de l'explication de texte.
INTRODUCTION :
Pour réussir un exercice je dois comprendre son objectif. L'objectif de l'introduction est de présenter mon travail aussi bien au niveau de l'explication de texte qu'au niveau du commentaire (discussion) de la thèse du texte.
•Exemple :
Dans ce texte Marx s'interroge sur la valeur et la signification de la religion. Pour lui son sens est double : c'est à la fois une illusion qui nous endort et nous maintient dans notre misère humaine, mais c'est aussi l'espoir d'un monde meilleur et donc la possibilité pour nous de rendre effectif cet espoir. Son argumentation se divise en trois parties : Dans un premier temps il va définir la religion comme une représentation collective que nous intériorisons. Dans une deuxième partie il analysera la fonction de cette représentation collective. Ce qui nous permettra dans une troisième partie de comprendre l'enjeu véritable de cette critique de la religion : nous donner les moyens de réaliser effectivement un monde meilleur. Nous demanderons aujourd'hui si la perte d'influence de la religion du fait du mouvement de sécularisation de nos sociétés occidentales, a permis cette transformation du monde espérée par Marx. Nous verrons comment la thèse de Marx n'a pas perdu de son actualité. Aujourd'hui d'autres institutions ont pris le relais de la religion, utilisant le biais des médias, et nous promettent un bonheur plus matérialiste, mais tout aussi illusoire.
EXPLICATION DETAILLEE
Méthode :
• L'explication de texte doit expliciter, clarifier la pensée de l'auteur sans la trahir. Pour pouvoir discuter de la thèse de l'auteur il faut d'abord la comprendre. On va donc se mettre dans la tête de l'auteur et mettre à jour tout ce qui est implicite dans le texte, tout ce que l'auteur a pensé mais qu'il n'a pas écrit.
• Les erreurs à éviter : broder sur le texte et lui faire dire ce qu'il ne dit pas mais ce à quoi il vous fait penser (à garder pour la deuxième partie de l'exercice) ou paraphraser le texte.
• Cet exercice est difficile car il est à la fois très technique et nécessite des connaissances. Pas nécessairement sur l'auteur mais sur les problèmes philosophiques attachés à la notion.
• Comme le texte est un texte argumentatif qui a pour but de démontrer une thèse, on doit suivre impérativement la progression du texte.
• On peut intégrer au texte des commentaires si cela aide à la compréhension du texte.
Phrase 1 : Voici le fondement de la critique irreligieuse : c'est l'homme qui fait la religion et non la religion qui fait l'homme.
Dans cette première phrase, Marx pose le principe méthodologique de sa "critique" de la religion. Critiquer c'est par définition examiner la valeur d'un discours, d'une théorie, d'une action. Donc ici Marx se propose d'examiner la valeur et par voie de conséquence la fonction de la religion. Ici cette critique se définit d'emblée comme "irréligieuse" c'est-à-dire dénuée de tout esprit religieux. La critique ne se placera donc pas sur le terrain de la religion, elle sera extérieure à la religion, elle sera philosophique. En effet pour Marx la critique est l'essence même de la démarche philosophique.
Phrase 2 : A la vérité, la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi de l'homme qui, ou bien ne s'est pas encore conquis, ou bien s'est déjà de nouveau perdu.
Dans la phrase suivante, Marx propose une première définition de la religion : la religion est un rapport subjectif ("conscience de soi'' ou "sentiment de soi ") de l'homme à lui-même. Elle est une représentation que l'homme se fait de lui-même. Mais cet homme est un homme qui a un rapport faussé à lui-même. C'est un homme qui ne connaît pas sa propre vérité, qui est étranger à lui-même, aliéné. Donc la religion est une conscience de soi faussée, une représentation mensongère ou illusoire.
[Commentaire intégré à l'explication de texte] Ici on pourrait penser que Marx reprend la thèse de L. Feuerbach son contemporain, qui dans son livre L'essence du christianisme, interprète la religion comme une conscience inversée que l'homme a de lui-même. En effet l'homme caractérise Dieu par des qualités telles que la connaissance infinie, la volonté infinie, l'amour infini. Pour Feueurbach ces qualités définissent l'essence de l'homme. Or l'homme se croit à tort trop imparfait et trop fini pour les posséder. Ayant un désir d'absolu, il transpose ce qui fait sa réalité dans un être idéal. Dans le discours religieux, l'homme attribue ses propres qualités à un être distinct de lui, et se réduit à n'être qu'une simple créature. Dans la religion, l'homme se dévalorise, et devient étranger à sa véritable nature.
Pour Feuerbach, l'origine de cette inversion et de cette aliénation est de nature psychologique. Elle réside dans la forme même de notre conscience. En effet lorsqu'un individu prend conscience de ce qu'il est, il se vit comme un être séparé, fini, limité au lieu de se vivre comme un être appartenant au genre humain, capable de ce fait d'une connaissance infinie, d'une volonté infinie et d'un amour infini.
Phrase 3 : Mais l'homme ce n'est pas un être abstrait, recroquevillé hors du monde.
Ce n'est pas la position de Marx. Dans cette phrase Marx annonce que même s'il reprend la thèse de Feuerbach, il ne met pas sous le mot "homme" la même signification que lui. Pour Feueurbach, penseur idéaliste, l'homme se réduit à sa conscience de soi individuelle et subjective. Cet homme nous dit marx, n'existe pas.
Phrase 4 : L'homme c'est le monde de l'homme, c'est l'Etat, c'est la société.
Pour Marx cet homme qui serait une subjectivité pure n'existe pas dans la réalité, il n'est qu'une abstraction, une pure construction de l'esprit dénuée de tout fondement dans le réel. L'homme est d'abord pour Marx un être vivant, soumis à ses passions et ses besoins, devant trouver dans la société de quoi satisfaire ses besoins. Le genre humain ou l'être générique de l'homme désigne tous ces besoins et les moyens immatériels, matériels, institutionnels, qu'il met en oeuvre pour leur satisfaction, dans le cadre de la vie en commun.
Commentaire : Cette idée sera ensuite reprise au XX° siècle par les sociologues qui montreront comment les institutions façonnent nos subjectivités. Par exemple Eva Illouz dans son livre Pourquoi l'amour fait mal (septembre 2012), écrit « Pour les sociologues, il n'existe aucune opposition entre l'individu et le social, car les contenus des pensées, des désirs et des conflits intimes, ont un fondement institutionnel et collectif ».
Phrase 5 : Cet Etat, cette société produisent la religion, une conscience renversée du monde, parce qu'ils sont eux-même un monde renversé.
A partir de cette nouvelle définition de l'homme, Marx propose alors une nouvelle définition de la religion : la religion est une idéologie, une représentation collective "renversée" c'est-à-dire faussée du monde qui tient lieu de conscience de soi pour chacun, faussée non pas parce que la forme de leur conscience les induit en erreur mais parce que le monde dans lequel ils vivent, est un monde "renversé". Marx désigne ici le monde du salariat et capitalisme industriel qui emmerge au XIX° siècle à la suite de la révolution industrielle, dans lequel le système productif n'est plus au service des hommes pour la satisfaction de leur besoins, mais où l'homme est désormais au service de l'appareil productif. C'est pour cela que cet « homme ne s'est pas encore conquis, ou bien s'est déjà de nouveau perdu » (phrase 2)
Phrase 6 : La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément cérémoniel, son universel motif de consolation et de justification.
La religion est donc une représentation collective que nous intériorisons individuellement. Elle est "la théorie générale....sa logique sous une forme populaire". Elle a pour fonction d'expliquer et de donner du sens au monde dans lequel nous vivons. Elle s'adresse plus spécifiquement au peuple qui subit davantage l'exploitation, l'injustice sociale et les malheurs qui vont avec, que la bourgeoisie. Elle est "son point d'honneur spiritualiste", c'est-à-dire qu'elle est chargée de donner une apparence de spiritualité à un monde matérialiste qui transforme les hommes en choses, en force productive. Mais elle est aussi là pour que rien ne change, pour obtenir le consentement de la population. Son discours exalte ce monde, le valorise ("son enthousiasme"). En effet la religion chrétienne sanctifie la souffrance qui est la sanction que doit payer le genre humain pour la faute originelle d'Adam et Eve. Elle est "son complément cérémoniel". Par les rituels et les cérémonies collectives qu'elle organise elle a une fonction de cohésion sociale (en latin religare signifie relier). La religion est donc ce mensonge qui nous permet de supporter le monde dans lequel nous vivons ("son universel motif de consolation et de justification") sinon notre réalité serait impossible à accepter.
Phrase 7 : Elle est la réalisation chimérique de l'essence humaine, parce que l'essence humaine ne possède pas de réalité véritable.
La religion produit donc des illusions. La première illusion concerne l'essence de l'homme. Pour Marx il n'existe pas d'idée ou de représentation intemporelle de l'homme, ce n'est qu'une "chimère", qu'une création imaginaire et fantasmatique. La réalité de l'homme, et la conscience qu'il en a, ce qu'il est, dépendent des conditions matérielles dans lesquelles vivent les hommes. La conscience de l'homme est historique. Elle est déterminée par son époque.
Phrase 8 : Lutter contre la religion, c'est donc indirectement, lutter contre ce monde-là dont la religion est l'arôme spirituel.
La philosophie se veut pour Marx être de l'ordre de la praxis, de l'action. Elle doit avoir des effets manifestes sur la réalité. Pour Marx, il ne s'agit plus désormais de se contenter d'expliquer le monde, il faut le transformer. Ainsi la critique de la religion est donc pour Marx une critique qui opère à deux niveaux. D'abord au niveau théorique, c'est une " lutte contre la religion ", contre ses représentations illusoires et mensongères qui nous dissimulent la réalité du monde. Ensuite au niveau pratique, c'est "une lutte contre ce monde là", car ce n'est que lorsque nous aurons dévoilé la vérité de notre monde que nous pourrons le transformer pour le rendre meilleur.
Phrase 9 : La misère religieuse est tout à la fois l'expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle.
Ce désir de critique et de transformation du monde est contenu en germe dans la religion elle-même, c'est là son paradoxe. Car si la religion exprime de façon "inversée" l'existence "d'une misère réelle" de l'homme, au sens où c'est la misère qui produit le besoin de religion, d'illusions et de mensonges pour supporter cette misère, la religion c'est aussi l'espoir d'un monde meilleur et donc une "protestation contre la misère réelle".
Phrase 10 : La religion est le soupir de la créature accablée, l'âme d'un monde sans coeur, de même qu'elle est l'esprit d'un état de choses où il n'est point d'esprit.
La religion fait signe vers ce qu'elle n'est pas et ce vers quoi l'homme aspire. Elle contient en elle-même les germes de son propre anéantissement. Si la religion est le produit de la misère générée par un monde "sans coeur" et "sans esprit", elle est aussi l'aspiration des hommes à la solidarité, à la dignité et à la maîtrise du sens de leur existence dont ils sont pour l'instant dépossédés.
Phrase 11 : Elle est l'opium du peuple.
Ainsi la religion est un "pharmakon" au sens d'Epicure (Derrida ou Stiegler). C'est à la fois un poison qui affecte notre capacité de penser et nous endort, mais c'est aussi un remède qui peut soit atténuer nos souffrances, soit nous conduire à la guérison.
Phrase 12 : Nier la religion, ce bonheur illusoire du peuple, c'est exiger son bonheur réel.
Au delà de la critique il faut donc désormais refuser la religion, qui génère un "bonheur illusoire", pour permettre au peuple d'accéder à un bonheur véritable. Si la religion produit des illusions , elle a cependant une réalité qui s'incarne dans des institutions qu'il faut alors supprimer ou dont il faut amoindrir le pouvoir. Commentaire Cela nécessite par exemple d'instaurer un principe de laïcité dans les institutions publiques comme l'école par exemple.
Phrase 13 : Exiger qu'il abandonne toute illusion sur son état, c'est exiger qu'il renonce à un état qui a besoin d'illusions.
Marx remarque que ce processus de transformation sociale peut aller contre la volonté du peuple qui semble attaché à cet "état qui a besoin d'illusion". Il faudra peut-être avoir alors le courage de "l'exiger" du peuple qui est fondamentalement conservateur. Cette exigence doit-elle passer simplement par la critique ou l'éducation ou doit-elle passer par la force ?
Phrase 14 : La critique de la religion contient en germe la critique de la vallée de larmes dont la religion est l'auréole.
En conclusion la critique de la religion est le premier pas vers la critique de la réalité dans laquelle nous vivons, une réalité déterminée par le processus de production matérielle du monde dans lequel nous vivons, que la religion sactifie. Cette critique de la réalité matérielle prendra chez Marx la forme de la critique de l'économie politique.
Phrase 15 : La critique du ciel se transforme en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique.
C'est ainsi qu'en s'attaquant à l'idéologie produite par notre monde nous en arrivons à une critique de ses fondements matériels et institutionnels que ce soit l'économie, le droit ou la politique.
LE COMMENTAIRE OU LA DISCUSSION DE LA THESE
Méthode : après avoir expliqué le texte, l'élève peut enfin discuter librement de la thèse de l'auteur. Cependant le développement exige un travail raisonné et argumenté.
Pour discuter de l'actualité de la thèse de Marx on peut se baser sur l'analyse de Noam Chomsky dans La fabrique du consentement.(Cliquez sur le lien : Noam CHOMSKY : La fabrication du consentement)
Il montre comment dans nos démocraties, puisqu'il est interdit d'utiliser la violence pour obtenir le consentement du peuple, nos dirigeants vont utiliser la propagande véhiculée par les médias afin de formater l'opinion publique et obtenir ainsi le consentement de la population.
mots clés : critique, religion, laïcité, consentement, mensonge, illusion, méthode de l'explication d'un texte philosophique.