Pascal : le divertissement
Publié le 22 Octobre 2021
Texte
Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc. , j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir plus demeurer en repos dans une chambre(…).
Mais quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une, bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de plus prés.
Quelque condition qu’on se figure, où l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde ; et cependant, qu’on s’en imagine accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher, s’il est sans divertissement, et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point, il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver, et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables ; de sorte que, s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voila malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets, qui joue et qui se divertit.
Blaise Pascal
Explication détaillée du texte
Phrase 1 : Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir plus demeurer en repos dans une chambre(…).
[1° partie de la phrase]
- Dans ce texte Pascal observe les hommes.
Par définition tout homme recherche le bonheur. C’est-à-dire qu’il recherche toujours ce qui est bon pour lui. Personne ne recherche volontairement son malheur[1].
Or si l’on observe les hommes :
- 1) Ceux-ci ont tendance à s’agiter, c’est-à-dire à poursuivre des activités inutiles, sans véritable intérêt, qui ne conduisent à rien.
- 2) Ils ont tendance à s’exposer aux « périls » et aux « peines » et à poursuivre volontairement des activités qui leur sont « souvent mauvaises » et néfastes et les rendent malheureux.
Cette attitude est paradoxale. Comment expliquer que les hommes fassent volontairement leur malheur alors qu’ils devraient chercher leur bonheur ?
[2° partie de la phrase] L’explication de ce paradoxe est à rechercher dans l’incapacité des hommes à rester seuls avec eux-mêmes.
Comment comprendre cette solitude insupportable à l’homme ?
Il nous faut rejeter un certain nombre d’interprétations fausses :
- 1) Ici il ne s’agit pas du fait que l’autre nous manque, que l’on serait incapable de rester tout seul et donc que l’on serait porté à rechercher la société des hommes avec tous les désagréments que cela implique comme l’illustre par exemple Schopenhauer avec sa fable des porcs-épics.
- 2) Certains commentateurs voient dans l’explication du malheur de l’homme dans l’ennui. Cette explication n’est pas satisfaisante au regard de la phrase suivante si on en entend le mot ennui comme le fait de souffrir d’être inoccupé. Si la solitude est insupportable aux hommes, ce n’est pas parce qu’ils se trouveraient désœuvrés ou inoccupés en l’absence de leurs semblables. Non même seuls on peut imaginer que ces hommes continueront à s’agiter pour ne pas faire face à ce qui leur est insupportable. L’ennui n’est ici que le symptôme d’un mal plus profond.
Phrase 2 : Mais quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une, bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de plus prés.
La solitude dont il est question ici est cette solitude existentielle de l’exister, que l’homme ressent même lorsqu’il est en société. En effet comme le montre Emmanuel Lévinas, personne ne peut faire l’expérience de l’exister à notre place. Or pour Pascal exister c’est être misérable. Telle la condition de l’homme. Tel est « le malheur naturel » de l’homme. Celui auquel nous ne pouvons remédier et dont « rien ne peut nous consoler ».
Cette phrase nous permet de soulever le paradoxe que nous avons relevé plus haut.
L’homme est un être vaniteux nous dit Pascal. Face à la nature il se voit fort, puissant. Mais dès « qu’il y regarde de plus près », l’homme ne peut se rendre qu’à l’évidence qu’il n’est rien face à l’immensité de l’univers. « Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser, une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer [2]». L’homme est mortel, faible, fragile. Il n’est rien face à l’immensité de l’univers. Alors qu’il se veut immortel, fort, puissant, cette condition misérable est pour lui une perpétuelle humiliation qui le laisse « inconsolable ». S’il ne peut y remédier, il ne lui reste comme solution que de travailler à oublier sa condition. Tel est le sens du divertissement pascalien.
(Etymologie : divertissement vient du latin divertere : « se détourner de »)
Ainsi toutes les activités humaines ne sont que divertissement, c’est-à-dire un moyen pour l’homme de se détourner du spectacle misérable et insupportable de sa condition. Loin de conduire l’homme au bonheur, le divertissement n’est qu’une illusion de bonheur car il ne fait en définitive qu’accentuer le malheur de l’homme qui s’agite et poursuit des activités dans lesquelles il se met en péril et en peine.
Phrase 3 : Quelque condition qu’on se figure, où l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde ; et cependant, qu’on s’en imagine accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher, s’il est sans divertissement, et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point, il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver, et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables ; de sorte que, s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voila malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets, qui joue et qui se divertit.
[Cette phrase est très longue. Il faut donc en repérer les articulations logiques .]
Existe-t-il des hommes qui échappent à une telle condition misérable ? L’opinion commune pense généralement que celui qui ne manque de rien, celui là est le plus heureux. Ainsi le roi qui possède le pouvoir, la richesse les honneurs est généralement celui qui est le plus envié de tous. Pascal critique cette opinion et la rejette « et cependant » : le roi aussi, bien qu’il ne manque de rien, a besoin de divertissement. Le bonheur véritable ne saurait être dans le fait de ne manquer de rien, dans la possession, du pouvoir, des honneurs, des richesses. Lui aussi a besoin de ce bonheur illusoire, de cette « félicité languissante » qu’est le divertissement et il en a plus besoin que tout autre. Pascal développe ici une thèse paradoxale[3] : le roi est le plus malheureux des hommes. Pourquoi ?
Tout d’abord parce qu’il n’échappe pas à la condition humaine. Sur ce plan il est à égalité avec le dernier de ses sujets. D’autre part parce possédant le plus, il est aussi celui qui a le plus à perdre - ce qui explique qu'il s'inquiète « des révoltes qui le menacent », et qui donc a le plus besoin de se divertir.
●Discussion : Le texte ouvre des pistes mais ne suggère aucune réponse précise à la question qu’est-ce que le bonheur ? Comment l’homme peut-il être heureux ? La discussion qui suit l’explication de texte devra essayer de répondre à cette question.
On pouvait s’appuyer sur le travail fait sur la pensée 127 « L’homme est un roseau pensant » dans laquelle Pascal montre que malgré sa condition misérable, la grandeur de l’homme réside dans la pensée. C’est dans l’usage de la pensée que l’homme pourra accéder au bonheur.
[1] Ce postulat de départ est souvent utilisé dans la philosophie antique. On retrouve cette idée dans la pensée 138 « Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les hommes vont à la guerre et que les autres n’y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre. »
[2][2] Extrait de la pensée 347 « l’homme est un roseau pensant »
[3] Paradoxe du grec para-doxa : ce qui va à l’encontre de l’opinion commune.
Mots clé: solitude, divertissement, bonheur