DISSERTATION :INTERNET REND-T-IL BÊTE ?

Publié le 30 Septembre 2012

introduction à la méthode de la dissertation




Méthode de travail : 

1) Analyse de la question au brouillon : "Internet rend-t-il bête?"


- travail sur la définition du sens des termes :

-"bête" :  Il est conseillé d'utiliser un dictionnaire qui peut nous mener à faire des découvertes très intéressantes sur le sens des mots. 

"bête" est un terme générique pour désigner tout être animé à l'exception de l'homme. L'adjectif bête qui avait disparu au XII° siècle réapparaît au XVIII° avec le sens d'être sans intelligence.

Lorsqu'on n'a pas de dictionnaire sous la main, le jour du baccalauréat par exemple, on cherche des synonymes afin d'élargir et d'enrichir le sens du mot :
par exemple : être bête c'est : être idiot, con, abruti, animal, ignorant, c'est celui qui fait n'importe quoi, qui ne pense pas, ne réfléchit pas... 

Une fois qu'on a cette énumération de mots ou d'idées, il est intéressant de les ordonner  (aucune idée n'est à priori intéressante et à rejeter): 

• par exemple on peut constater que l'homme et l'animal s'opposent  (dans la philosophie classique), l'animal ne possédant pas par définition de raison ou de pensée organisée.

• L'idiot, l'abruti, c'est celui qui ne réfléchit pas, qui ne possède pas de connaissances, qui est incapable de juger par lui-même, qui est en quelque sorte "comme" un petit enfant.

l'utilisation du verbe "rendre" suggère que l'homme jusqu'à présent disposait de capacités de penser et qu'il serait en train de perdre du fait de la révolution numérique. Cette remarque est importante car elle oriente la question posée.

Remarque : Cette question ouvre plus largement sur la question du rapport de l'homme à la technique et du progrès technique. (question philosophique de fond : tout sujet de philosophie ramène toulours à un questionnement plus général qui permet de mettre en vleur ses connaissances ) 


La formulation du sujet est orientée. Elle suggère une réponse immédiate (une opinion) : Internet rend bête. Opinion que l'on retrouve dans un grand nombre de publications notamment celle de Nicolas CARR dont l'ouvrage publié aux éditions R. Laffont en 2011,s'intitule justement "Internet rend-il bête?" ( En début d'année scolaire, les élèves ayant peu d'éléments, la présentation du texte  a été distribuée aux élèves et commentée en classe  (cf. Philosophie magazine n°62 septembre 2012)

philomag-copie-1
Le travail philosophique consiste justement à ne rien prendre pour évident ou donné et à discuter les arguments de l'opinion commune. Souvent partir de ce que  pense la plupart est la méthode la plus simple pour démarrer une dissertation. C'était d'ailleurs la méthode de Socrate.

Les arguments de Nicolas Carr sont les suivants : 

"L'invention du numérique n'a pas de précédent dans l'histoire : c'est une technologie qui nous accompagne en permanence et qui influence la manière dont fonctionne notre esprit. Une étude particulièrement éclairante a comparé la compréhension écrite des élèves devant un livre classique et devant un hypertexte (...) La seule présence de ces liens hypertextes affecte négativement la compréhension écrite et l'attention: elle réduit la concentration du lecteur (...) Le cerveau s'arrête (...) Ce genre de petites distractions [liées à l'utilisation des hypertextes] amenuisent notre capacité à mémoriser et à prendre par le biais de la lecture (...) Bombardé d'informations, l'individu n'a plus la capacité de former des souvenirs à long terme, il s'en tient à des connaissances superficielles. (...) Des études pratiquées sur des individus pratiquant le multitasking, ont montré qu'ils perdaient la capacité de distinguer ce qui est important de ce qui ne l'est pas et finissaient par s'intéresser uniquement à ce qui est "nouveau". (....) Les gens ont tendance à accueillir avec tellement  d'enthousiasme l'arrivée de chaque nouvelle technologie qu'ils en perdent du recul. Il est même très facile de devenir dépendant des technologies tant qu'elles permettent d'augmenter notre efficacité. Le premier défi est donc de prendre conscience qu'elles influencent notre façon de penser".


Pour René Descartes, tous les hommes possèdent la faculté de juger, c'est-à-dire de raisonner ou de distinguer du vrai du faux et la possèdent de la même façon (cf. Discours de la méthode, XVII°). Devenir bête cela sous-entendrait que nous perdrions l'accès à cette capacité universelle qui nous définit comme des êtres humains  et nous distingue du genre animal. Il ne s'agit pas ici d'un muvais usage de notre faculté de penser, mais d'une véritable perte. D'ailleurs devant la profusion des informations qui sont désormais à notre portée, nous avons davantage le sentiment d'être perdus ou submergés, que d'être plus informés, et en quelque sorte nous avons tendance à retrouver cette "innocence ou cette naïveté de l'enfant".


Internet et la révolution numérique génèrent aujourd'hui un niveau et une quantité d'informations qui n'avaient jamais été accessibles à l'humanité, jusqu'à présent. Cependant pour Bernard Stiegler, l'information n'est pas une connaissance.  Pour devenir une connaissance, une information doit être critiquée (c'est-à-dire qu'on doit en examiner la valeur), et elle doit s'inscrire dans l'histoire d'un savoir. Une connaissance requiert le temps d'un apprentissage.


Pour le philosophe italien Raffaele Simone, l'école traverse une crise depuis les années 1980, du fait de la concurrence exercée auprès des jeunes par d'autres vecteurs de transmissions des savoirs qui ne passent plus nécessairement par l'école. '"Nous avons assisté à l'émergence d'une culture "jeune", dont les ingrédients principaux sont la musique, la valorisation de l'expérience directe du monde, l'éros précoce,la drogue, le voyage, le rejet des savoirs traditionnels etc..., tout cela largement relayé par les nouvelles technologies de la communication." Ce phénomène contient un puissant facteur anti-école : la formation de la Bildung¹se fait aujourd'hui en dehors de l'école et pas en dedans. Les jeunes continuent à aller à l'école par obligation, mais ils considèrent que les savoirs sont lourds et ennuyeux et éloignés du réel.Le problème c'est que l'apprentissage de choses complexes, requiert un soin, une lenteur, et une répétition que  "la culture jeune" ne peut assurer. Quelqu'un ne peut devenir mathématicien qu'en allant à l'école. Le problème c'est qu'il semble aujourd'hui difficile de revenir en arrière.Le problème qui se pose aujourd'hui notamment à l'éducation nationale, c'est de donner envie aux jeunes de prendre le temps d'étudier, de leur donner les moyens de transformer et de s'approprier cette masse d'informations pour en faire de véritables connaissances, qui même si elles n'ont pas une utilité directe dans leur projet professionnel futur, leur permettra de se construire comme des citoyens libres et responsables.


Pour Michel Serres (cf. Petite Poucette,ed. Le pommier) nous vivons un changement de civilisation. En effet, les nouvelles technologies ne bouleversent pas seulement l'état du savoir, mais elles bouleversent avant tout le sujet du savoir. Des études prouvent que l'on n'utilise pas les mêmes neurones en lisant un livre et en regardant un écran." Cette idée m'est venue dans le métro , en observant une jeune fille pianoter sur son téléphone avec une dextérité dont je me sens incapable...j'ai essayé de comprendre les possibilités nouvelles inscrites en elles; Avec l'extériorisation du savoir sur les ordinateurs, tout se passe comme si notre tête avait basculé dans les machines". Bernard Stiegler développe cette idée d'extériorisation du savoir de façon plus complexe. "Avec le numérique des processus que nous croyons intrapsychiques se trouvent extériorisés, objectivés. les manuels de philosophie de ma jeunesse disaient que l'entendement humain était composé de trois facultés : la mémoire, l'imagination et la raison. Nous nous rapportions à ces facultés comme à des facultés intérieures à l'activité du sujet pensant." Or aujourd'hui la mémoire est objectivée dans les puces de nos ordinateurs. Les images y sont produites et stockées et des logiciels sont désormais capables de réaliser des performances rationnelles prodigieuses, inaccessibles au cerveau humain.
Si Michel Serres et Bernard Stiegler s'accordent sur l'extériorisation du savoir, ils s'opposent sur leurs conséquences.


Pour Bernard Stiegler, le coeur de la révolution numérique qui marque les années 1990 vient principalement de l'automation. ette automation est apparue d'abord dans le monde du travail "manuel" : les premières machines dupliquaient les gestes. A cette époque là on n'imaginait pas qu'elles pourraient un jour dupliquer des processus cognitifs ou des facultés intellectuelles; Or aujourd'hui un ordinateur est tout à fait capable de réaliser ces opérations. Pour Bernard Stiegler ce qui fait qu'un outil est un automate, c'est que l'outil travaille tout seul, qu'il n'a plus besoin d'un sujet pour travailler. C'est ce processus de désindividualisation que Marx appelait la prolétarisation: le travailleur n'est plus porteur d'un savoir, il est juste le serviteur de la machine. Face à l'extériorisation du savoir, pour Bernard Stiegler,  c'est le même processus qui est à l'oeuvre.


Michel Serres est plus optimiste. Pour lui un objet technique est presque toujours un automate. Par exemple lorqu'on a inventé le marteau, cela revenait à externatiser l'avant bras et le poing. L'automation est pour lui d'abord une libération. Et il n'y a pas de raison que l'objectivation du cognitif dans nos ordinteurs ne soit pas une libération au même titre que le marteau. En fait, nous dit Michel Serres c'est que la grande crainte qui accompagne l'évolution du numérique est la perte de son autonomie. Mais si on observe l'histoire, on constate qu'à chaque révolution on a toujours craint de tout perdre. Il prend l'exemple du préhistorien André Leroi-Gourhan qui présentait l'acquisition de la  bipédie....comme une série de pertes ! Mais en fait derrière chaque perte (la perte de la fonction de préhension par la bouche pr exemple), Leroi-Gourhan découvrait en réalité des capacités nouvelles. (la libération de la bouche  permettant le développement du langage). Contrairement à ce que peuvent reprocher certains détracteurs de la révolution numérique, internet ne nous vide pas le cerveau, mais au contraire libère le cerveau pour de nouveux usages.


Bernard Stiegler nuance cependant l'enthousiasme de Michel Serres. Il ne s'agit pas  pour lui d'être ni optimiste, ni d'être pessimiste, mais d'être lucide. Le numérique est un pharmakon, c'est-à-dire à la fois un poison et un remède.La question n'est donc pas de savoir si c'est bon ou mauvais, c'est bon et mauvais.


On ne peut pas fonder une politique citoyenne sur des gens dépendants des stéréotypes qu'on leur met dans la tête avec des techniques de manipulation de l'esprit.L'écriture permettra de manipuler les esprits à travers ce que Platon appellera plus tard la rhétorique. Aujourd'hui on est exactement dans la même situation. Michel Serres  loue cette disponibilité nouvelle des esprits. Mais c'est précisément cette disponibilité que les industries du divertissement cherchent à capter aujourd'hui, en vendant aux publicitaires "du temps libre disponible".


En face ni les parents, ni l'institution scolaire ne savent que faire, sachant que leurs enfants passent en moyenne quatre heures par jour devant des écrans. Cette captation de l'attention (qui touche aussi bien les adultes que les jeunes) a pour conséquence une profonde crise de l'autorité; Les enseignants se retrouvent dans une situation de non-savoir, dans la mesure où ils ne sont plus les dépositaires d'un savoir qui est en permanente ré-élaboration grâce au numérique. Du coup ils perdent leur légitimité et leur autorité du fait de notre incapacité de socialiser cette révolution technologique. Dans les critiques qui sont faites, on a tendance à accabler internet,  ce n'est pas la technique qui est en soi mauvaise mais notre incapacité d'en faire usage social au service des hommes.




Note 1:
Le concept de Bildung englobe une somme individuelle de connaissance et d’expérience en relation avec celles  de la collectivité et incluant donc l’esprit critique, développées tout au long de la vie et constituant la culture générale d’un citoyen du 21siècle. Le concept renvoie donc à ceux d'éducation et d'humanisme.
mots clés : bildung, autorité,divertissement, publicité, pharmakon, André Leroi-Gourhan, désindividualisation, prolétaristion, automate, automation, information, connaissance, ojectivation,

Rédigé par Aline Louangvannasy

Publié dans #dissertations

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
R
<br /> Perde/Gagner, une sorte de perdant gagnant : mais les plateaux de la balance sont-ils toujours en équilibre ou le gagnant l'emportera-t-il sur le perdant ou inversement ?<br /> L'homme (la vie ?) ne deviendra-t-il qu'esprit, comdamné à son véritable destin inscrit (prémédité preut-être) depuis l'apparition de la vie : intelligence, Pensée, RAISON , libéré de sa pesante<br /> masse qu'est son corps ... mais Icare... qui mourut fou ...<br /> M. Serres, toujours un grand plaisir intellectuel de l'écouter conter :<br /> <br /> <br /> http://www.youtube.com/watch?v=ZCBB0QEmT5g&feature=player_detailpage<br />
Répondre