Lecture : Eloge de Socrate par Pierre HADOT (le mythe d'Eros)
Publié le 26 Octobre 2012
...La description D'Eros par Diotime a quelque chose de comique. On y reconnaît le genre de vie harassant auquel condamne l'Amour. C'est le fameux thème "Militat omnis amans." L'amoureux monte la garde à la porte de l'aimé passe la nuit à la belle étoile. C'est un mendiant et un soldat mais aussi un habile discoureur parce que l'Amour rend ingénieux. Pour lui découragement et espoir se succèdent sans interruption avec les succès et les échecs de son amour. C'est Eros le vaurien, l'effronté, têtu, bavard, sauvage, ce vrai monstre dont la poésie grecque, jusqu'à la période byzantine se plaira de raconter les méfaits.
Mais dans cette figure de l'Eros chasseur, Platon, avec une étonnante maîtrise, fait apparaître les traits de Socrate, c'est-à-dire du «philosophe». Eros, nous dit Diotime, est loin d'être délicat et beau comme le pense Agathon, est toujours pauvre, rude, malpropre, va-nu-pieds. Le Socrate dont Alcibiade fait l'éloge est lui aussi va-nu-pieds, couvert d'un manteau grossier qui le protège mal du froid de l'hiver. Et nous apprenons dans le contexte du dialogue que Socrate s'est exceptionnellement baigné pour venir au banquet. Les poètes comiques se gausseront de ses pieds nus et de son vieux manteau. Cette figure de Socrate comme Eros mendiant, sera celle du philosophe cynique, celle de Diogène, errant sans feu ni lieu avec son manteau et sa besace, ce "Socrate furieux" comme il se définissait lui-même. Ainsi que l'a remarqué P. Friedländer, cet Eros aux pieds nus évoque aussi l'homme primitif, tels que le décrivent le Protagoras (321 c5) et la République ( 272 a5). Nous sommes donc ramenés à la figure du Silène, c'est-à-dire à l'être purement naturel, de la force primitive, antérieure à la culture et à la civilisation. Et il n'est pas indifférent que cette composante fasse partie du complexe portrait de Socrate-Eros. Car elle correspond bien à ce renversement des valeurs que provoque la conscience socratique. Pour celui qui prend souci de son âme, l'essentiel ne se situe pas dans les apparences, dans le costume, mais dans la liberté.
(...) Eros est un daimon, nous dit Diotime, c'est-à-dire un intermédiaire entre les dieux et les hommes. Mais la situation d'intermédiaire est bien inconfortable. Le démon Eros, que nous décrit Diotime, est indéfinissable et inclassable, comme Socrate, l'atopos. Il n'est ni dieu ni homme, ni beau ni laid, ni sage ni insensé, ni bon, ni mauvais. Mais il est désir, parce que comme Socrate, il a conscience de ne pas être beau et de ne pas être sage. C'est pourquoi il est philo-sophe, amoureux de la sagesse, c'est-à-dire désireux d'atteindre un niveau d'être qui serait celui de la perfection divine. Dans la description qu'en donne Diotime, Eros est ainsi désir de sa propre perfection, de son vrai moi. Il souffre d'être privé de la plénitude de l'être et aspire à l'atteindre. Aussi lorsque les autres hommes aiment Socrate-Eros, lorsqu'ils aiment l'Amour révélé par Socrate, ce qu'ils aiment en Socrate, c'est cette aspiration, c'est cet amour de Socrate pour la Beauté et la perfection de l'être. Ils trouvent donc en Socrate le chemin vers leur propre perfection.
Comme Socrate, Eros n'est qu'un appel, une possibilité qui s'ouvre, mais il n'est pas la Sagesse, ni la Beauté en soi. Il est vrai que les Silènes dont parle Alcibiade se révèlent, si on les ouvre, remplis de statues de dieux. Mais les Silènes ne sont pas eux-même les statues. Ils s'ouvrent seulement pour permettre de les atteindre. Poros, le père d'Eros signifie étymologiquement "passage", "accès", "issue". Socrate n'est qu'un Silène qui s'ouvre sur quelque chose qui est au-delà de lui. Tel est le philosophe : un appel à l'existence.
Pierre Hadot, Eloge de Socrate, ed. Allia (1998)
mots clés : le banquet, Eros, Amour, Socrate, philosophe, désir