Lecture : "le mensonge est une preuve d'intelligence" , Boris Cyrulnik
Publié le 12 Janvier 2013
Dexter
“Le mensonge est une preuve d’intelligence”
L'entretien
La culpabilité, la honte et, surtout, la peur sont souvent des mobiles du mensonge, mais existe-t-il pour autant, dans certaines circonstances, un droit de mentir ou, plus encore, un devoir de mentir ?
Boris Cyrulnik : D’emblée, vous me posez la question qui me plaît ! Oui, bien sûr, il existe un devoir de mensonge, puisque c’est une preuve d’empathie. Le mensonge est certainement « la » virtuosité intellectuelle humaine. Mentir, c’est savoir qu’avec un mot, un scénario, une mimique, un sourire, une posture, je vais pouvoir modifier les représentations de l’autre et entrer dans son monde intime. C’est une performance intellectuelle extrême qui exige que moi, menteur, je puisse me représenter les représentations de l’autre. Pour cela, il faut non seulement que je sois très intelligent, mais surtout que je sois respectueux de l’autre. Les pervers, les psychotiques ne mentent pas parce qu’ils se moquent des autres. Le pervers dit ce qu’il pense et, si c’est blessant, tant pis, aucune importance ; quant au psychotique, de toutes les façons, pour lui, l’autre n’existant pas, il dit ce qu’il pense sans se poser de question. En résumé, chez le psychotique, il n’y a pas du tout de représentations de l’autre et chez le pervers, il n’y a pas de respect des représentations de l’autre. Et mentir, c’est respecter l’autre. […] D’autre part, vous avez employé le mot « honte ». Il est vrai que très souvent le mobile du mensonge est la protection. Si ma vie est en jeu, il suffit que je me taise pour la protéger […] J’ai donc également un droit de mensonge pour me protéger (c’est de la légitime défense). en manipulant les représentations de l’autre afin de les rendre conformes à mon désir.
Souvent, le corps dément les paroles que l’on profère. Quels sont les signes les plus fréquents, les plus évidents qui nous trahissent ?
A l’excessive sincérité, que nous avons évoquée, s’ajoutent un débit verbal suspect, des comportements troublants et des gestes qui nous échappent. […] Le menteur sait exactement ce qu’il veut dire puisqu’il ne cherche pas à dire le vrai. Le vrai, le réel étant toujours ambivalent, on cherche ses mots, on bafouille, on se reprend, etc. […] Alors que là pas du tout, la démonstration est impeccable. Ce type de débit verbal peut troubler, soit parce qu’il est trop fluent, la prosodie est trop belle ; soit parce qu’il s’agit d’un mauvais menteur, un mauvais comédien qui se recoupe, s’empêtre et que l’on dévoile rapidement. Cependant, même un bon menteur peut être dévoilé par certains comportements qui lui échappent. Soit il rougit légèrement, soit il peut avoir une mydriase des pupilles provoquée par l’émotion, et cela, il ne peut pas le contrôler. […]
Somme-nous tous, à un degré ou à un autre, en proie à ce que l’on met sous l’enseigne du « se mentir » ?
Oui, nous sommes contraints de nous mentir, nous avons un devoir de « se mentir ». C’est peut-être ce qu’on appelle l’identification. Moi, enfant de 6 ans, après avoir découvert que je suis un petit garçon, je découvre aussi que mon destin anatomique, social et peut-être psychologique ne sera pas le même que celui d’une petite fille. Je m’identifierai donc à mon père (et à tous les hommes que je vais voir) et j’essayerai de me différencier de ma mère (et de toutes les femmes que je rencontrerai). Cette perception sexuelle (c’est le terme psychanalytique) a un rôle constructeur et identificateur très important. […] Donc, je me rêve. Et j’ai le devoir de me rêver, puisque les rêves, le petit cinéma que je projette à l’intérieur de mon monde intime (je serai président de la République, chanteur ou champion de tennis) sont absolument nécessaires à la construction de mon identité. […] La rêverie est nécessaire ; c’est l’auto-mensonge nécessaire, le leurre nécessaire. Je suis obligé de me leurrer pour me donner une direction et peut-être pour donner sens à ma vie. […]
Peut-on dire que le mensonge participe à la structure de la personnalité, et même la favorise ?
Absolument. […] Comment des enfants abandonnés dans des situations innommables peuvent parfois s’en sortir ? Et bien, ceux qui s’en sortent sont ceux qui rêvent le plus, ceux qui se mentent le plus ! […] Quand ils ne savent pas où ils vont manger, quand ils risquent leur vie, quand ils sont pourchassés par la police […], ces enfants-là se sauvent grâce à l’auto-leurre, grâce au mensonge. D’ailleurs, ce sont des comédiens, des menteurs extraordinaires. Ils inventent des histoires folles ! […] Quand l’assistante sociale ou les policiers les attrapent (je pense aux enfants des rues de Bogota ou aux enfants abandonnés d’Algérie) ils leur servent alors la comédie de ce qu’attendent les « bien pensants » : le comportement socialement acceptable. Ils mentent comportementalement comme ils se sont mentis dans leur monde intime avec leurs rêveries, et ainsi ils se sauvent. […]
En fait quelqu’un qui ne mentirait jamais ne serait-il pas plutôt considéré comme un inadapté social que comme un saint ?
[…] Mentir, c’est respecter l’autre, c’est ne pas lui faire de mal, mais c’est aussi le préparer tout doucement à la vérité quand il faut la lui dire. Lorsque j’étais jeune médecin, nous croyions qu’il fallait préserver les malades en ne leur disant pas la vérité. […] Mais ensuite la maladie évoluait, la famille n’avait pas pris ses dispositions et, en plus, on avait trompé le malade. Dès lors nous avons changé de stratégie […]. Par conséquent, maintenant certains disent la vérité comme on envoie un coup de poing dans la figure… Je l’ai vu… Dans ce cas-là, dire la vérité devient une forme de non-respect de l’autre. Il y a une attention à l’autre qui exige qu’on le mène à la vérité. […]
Est-il exact que certains mensonges soient inoffensifs, voir utiles, quand d’autres sont nuisibles ? A terme, tout mensonge ne devient-il pas nuisible ?
[…] Si la société était juste, ceux qui seraient en bas de l’échelle sociale en arriveraient à la conclusion qu’ils sont à leur place de « sous-hommes » ! Il faut donc probablement laisser un espace de leurre et de mensonge afin de préserver la dignité de ceux qui sont vaincus, momentanément ou définitivement. Mais, à l’inverse, si nous ne vivions que dans le mensonge, nous ne pourrions pas mathématiser la nature (résoudre les problèmes de la nature). […] Les formules mathématiques ne sont pas plus ou moins vraies. Elles sont vraies ou elles ne le sont pas ! Une théorie est cohérente ou bien elle est absurde. Là on ne peut pas mentir… Et cette absence de mensonge, indispensable dans ce domaine, permet d’agir sur la nature et d’améliorer ainsi notre condition humaine. Toutefois, […] n’oublions pas que les espèces qui survivent sont justement celles qui sont mal adaptées à leur environnement, puisque c’est dans cette mauvaise adaptation que l’innovation devient possible. C’est pourquoi il est important de laisser une part de leurre, une part de mensonge, une part de comédie, de manière à pouvoir continuer d’inventer, éventuellement, d’autres sociétés. […]
Vous disiez que l’art du mensonge est finalement le facteur d’une évolution de l’humain. Nous assistons pourtant depuis quelques années à une exigence, une euphorie même, d’authenticité, de besoin de vérité, de transparence, etc. N’est-ce pas alors le signe d’une possible régression ?
C’est un signe de régression dans la brutalité […] Les femmes victimes d’inceste en parlent, en moyenne, quarante ans après… Et elles ont raison. […] Auparavant, elles se sont rendues suffisamment fortes pour enfin évoquer verbalement ce qu’elles ont subi. […] Pour y parvenir, entre autre, elles font des études. […] Personne ne parle du surinvestissement intellectuel de ces enfants après qu’ils aient été maltraités. Et pourtant, c’est très important car c’est ainsi qu’ils se sauvent… […] Si nous étions dans une société, dans une humanité, qui dit le vrai, ces enfants seraient définitivement enfermés dans des circuits pour débiles… ! En réalité, s’ils sont hébétés de malheur au départ, quelques années plus tard, quand ils ont un peu cicatrisé, ils reprennent alors leur évolution. C’est pourquoi il est capital de ne pas confondre vérité et brutalité. […]
Finalement, pour s’acheminer vers plus de maturité face à la vérité, l’humanité doit faire preuve de plus de raffinement encore dans l’art de mentir ?
[…] En ce qui concerne l’homme, le mensonge (l’inadaptation) est indéniablement une défense qui permet l’innovation. Mais il n’est pas question d’affirmer : « Il ne faut pas dire la vérité », car, en fait, nous disons toujours la vérité, soit brutalement, soit plus subtilement ; par le « dit » ou par le « para-dit ». Seules les stratégies diffèrent. Toutefois, dire la vérité par le « dit » n’est possible qu’au sein d’une situation psychosociale, affective ou familiale qui le permette, ce qui est rare. C’est pourquoi notre culture pousse au mensonge et, par là, nous contraint à l’innovation, à la poésie, à l’œuvre d’art, au roman, etc.
Les grands singes aussi mentent
Pour mentir, il faut qu’il y ait une possibilité de mémoire, d’apprentissage et, surtout, une possibilité de créer un monde intime auquel on va répondre, et non plus seulement
l’existence d’un monde extérieur. Pour y parvenir, on doit avoir acquis, au cours de l’évolution, un cerveau capable de nous faire vivre dans un monde absent, de décontextualiser une information. […] Les grands singes savent mentir. Comme ils n’ont pas la parole, ils se servent de mensonges comportementaux. Ils inventent un scénario, comme le font les enfants, dans le but de tisser un lien. C’est une preuve d’aptitude à l’innovation. […] Prenons un exemple : en milieu naturel, les femelles sont deux fois moins grosses que les mâles. Elles sont moins vives, moins agressives et alourdies par les petits. En revanche, elles voient mieux et plus vite un objet saillant (un régime de bananes par exemple) car les mâles passent leur temps à s’épier entre eux pour des luttes de pouvoir. Alors que fait la femelle lorsqu’elle voit le régime de bananes ? Par expérience, elle sait que si elle se dirige immédiatement vers les fruits, elle aura inévitablement un temps de retard sur les mâles. Par conséquent, elle part dans le sens inverse en poussant des cris d’émotions et pendant que les mâles la suivent, puis la devancent, elle retourne tranquillement vers les bananes ! Ce type de comportement mensonger animalier est très proche de celui de l’homme. […] Dans un cas comme dans l’autre il s’agit bien de survie.
(Boris Cyrulnik)
mot clés : mensonge