L'esprit du geste, A. Cousergue
Publié le 19 Octobre 2012
HOKUSAI, "L'orage sous le sommet dela montagne" (XIX° siècle)
Extrait
(...) Ce qui fait la valeur d'un art martial n'est pas la technique elle-même mais bien la qualité de l'enseignant qui la transmet. Il n'y a pas de mauvais art martial mais de mauvais maîtres. Un art martial, c'est avant tout l'histoire d'un pratiquant et d'un sensei. Pour avancer sur le chemin que l'on a choisi on a besoin d'un guide capable de partager sa vision non seulement de l'art mais de la vie. Qu'on ne s'y trompe pas cependant : le mot sensei veut simplement dire «professeur» et non pas «maître spirituel». En occident, on a une propension à l'adoration alors qu'en Orient, le mot ne possède aucune connotation mystique, ne revêt aucun sens de supériorité, mais établit un fait simple : le sen («ancien») -sei («existence») est celui qui vous a précédé dans la pratique...
C'est pour cela que l'apprentissage des arts guerriers ne peut se faire que par l'intermédiaire d'un homme mûr possédant l'expérience de la vie et un niveau de connaissance du combat, supérieurs. Le sensei peut vous mener là où vous devez aller sans que vous sachiez encore vous-même quel est votre but. Ce guide n'est pas forcément agréable ou compatissant envers vos limites, mais là réside l'enseignement : il permet de se défaire de ses habitudes d'auto-complaisance et de commencer à se transformer en profondeur. A son contact, on apprend de nouvelles valeurs. La première de ces valeurs est l'obéissance.
Lorsqu'on a trouvé son maître, il faut lui obéir totalement, et cela aussi est rarement compris en Occident, alors que c'est la condition de l'évolution personnelle. Les techniques ne sont qu'un prétexte pour avancer sur un chemin pleinement humain. Apprendre à obéir sans discuter est le premier pas sur la voie de la progression, car obéir évite de penser et de poser des questions inutiles. Si vous faites confiance à votre guide, pourquoi perdre du temps à remettre en cause ses conseils ? A priori, ses décisions sont le fruit de son expérience et de sa pratique, elles n'ont donc pour but que de vous permettre d'avancer plus vite. Le sensei montre l'exemple. Quand vous escaladez une montagne, le guide ouvre la voie et prodigue des conseils pour que vous le rejoignez, mais c'est vous qui faites l'escalade, pas lui. Une attitude moderne qui se répand de plus en plus conduit l'élève à attendre de son professeur qu'il fasse le travail à sa place. C'est comme si le guide une fois arrivé en haut de la montagne, redescendait à votre niveau pour vous charger sur son dos et vous remonter avec lui ! Le sensei n'a pas d'obligation de résultats, seulement une obligation de moyens. Il vous met en condition de réussir. D'ailleurs au dôjô on n'enseigne pas, on montre ce qu'il est possible de faire, à charge pour l'élève de l'adapter à son corps et à son esprit.
Cette obéissance aveugle considérée comme normale pour un pratiquant asiatique est parfois difficile à accepter pour un occidental.Ce qui échappe à notre mentalité cartésienne, c'est qu'accepter de limiter sa liberté de pensée et d'action de son plein gré est paradoxalement la condition sine qua non qui permet de se libérer.
Mais l'importance du guide n'est pas limitée au seul aspect technique et à l'obéissance, car son enseignement vous fait aussi évoluer humainement. Un tel voyage dans les arts du mouvement est aussi un voyage vers la sagesse et n'est possible que par un maître qui guide vos pas timides sur la Voie, pour que vous puissiez atteindre vos objectifs de vie. (...)
Le bûdo est une véritable Voie, une école dont l'objectif réel reste longtemps caché (nin) aux yeux du pratiquant. Par le travail et l'effort, le bûdo amène son adepte à devenir «un être humain véritable». La Voie devient évidente, car l'entraînement n'est qu'un outil. Et votre premier pas sur la Voie consiste à trouver le sensei qui rendra votre évolution possible. Car si un art martial est avant tout une gestuelle codifiée, c'est de la relation unique qui unit l'élève à son maître que tout peut naître et se développer...
Au delà des gestes que j'ai travaillé, je me rends compte que c'est l'apprentissage de l'esprit qui a le plus compté dans mon évolution, tant l'art martial, dans l'absolu, est secondaire par rapport à l'enseignement de vie qui le soutient et lui donne sens. ...Preuve que beaucoup ont une image fausse de l'art martial, celle du pouvoir qu'il permet d'acquérir sur les autres et non sur soi. Masaaki Hatsumi dit souvent qu'il n'enseigne pas à ses élèves mais qu'il leur apprend à se découvrir eux-mêmes. C'est là la marque de sagesse d'un véritable sensei...