Lectures : "Petit traité de vie intérieure", Frédéric Lenoir (ed. Plon 2010)
Publié le 5 Juillet 2012
Extrait
Dire oui à la vie
Nous sommes tous confrontés à un certain nombre de faits que nous n'avons pas choisis, que nous n'avons pas voulus, et qui nous sont en quelque sorte imposés : c'est ce que j'appellerai le "donné" de la vie. C'est notre lieu de naissance, notre famille, l'époque à laquelle nous vivons ; c'est aussi notre corps, notre personnalité et notre intelligence, nos capacités, nos qualités, mais aussi nos limites et nos handicaps. Ce sont aussi les évènements qui surviennent, qui nous touchent directement, mais sur lesquels nous n'avons pas de maîtrise et que nous ne pouvons pas contrôler. Ce sont les maladies, les aléas économiques, la vieillesse et la mort. C'est le "sort" de l'être humain.
On peut le refuser et vouloir que les choses soient autrement. On souhaiterait presque tous ne pas vieillir, ne jamais être malade, ne pas mourir. Certains rejettent leur culture, leur famille, leur lieu de naissance. D'autres n'aiment pas leur corps, leur tempérament, et souffrent de certaines limitations physiques ou psychiques. Ce refus est parfaitement compréhensible et légitime. Et pourtant la sérénité, la paix intérieure, la joie ne peuvent nous échoir sans un acquiescement à l'être et une acceptation profonde de la vie telle qu'elle nous est donnée avec sa part d'inéluctable. Ce "oui "à la vie ne signifie pas pour autant qu'il ne faille pas chercher à évoluer, à modifier ce qui peut l'être, à contourner des obstacles évitables. On peut quitter un pays qui nous oppresse, s'éloigner d'une famille mortifère, développer des qualités, transformer certains handicaps physiques ou blessures psychologiques pour en faire des atouts. Mais ces changements ne peuvent intervenir que sur ce qui est modifiable, et ils ne seront profitables que si nous les opérons sans rejet violent du donné initial de notre vie (...) La sagesse commence par l'acceptation de l'inévitable et se poursuit par la juste transformation de ce qui peut l'être.
Cette compréhension est au fondement même d'un grand courant philosophique de l'Antiquité gréco-romaine qui s'appelle le stoïcisme. Le nom de cette école de sagesse - stoa, le portique - provient banalement de la Stoa Poikile, un célèbre portique décoré de fresques qui servaient de point de repère aux Athéniens et sous lequel Zénon, le père du stoïcisme, délivrait ses enseignements. De nombreux penseurs ont pratiqué la philosophie stoïcienne, du IV° siècle avant notre ère, jusqu'au VI° siècle de notre ère, soit pendant près de mille ans. Les philosophes stoïciens appartenaient à toutes les couches de la société, de l'empereur Marc Aurèle à l'esclave Epictète. Ce dernier qui a vécu au I° siècle, a parfaitement résumé dans son Manuel la distinction entre "ce qui dépend de nous" (l'opinion, les désirs, l'aversion...) et qu'il nous appartient librement de transformer et "ce qui ne dépend pas de nous » (corps, condition de naissance, réputation...) que l'on doit accepter. Epictète faisait remarquer à juste titre que nous voudrions bien souvent changer ce qui ne dépend pas de nous et ne pas faire évoluer ce qui dépend de nous. Une telle attitude ne peut conduire qu'au malheur et au ressentiment.
(...)
C'est aussi cela qu'a compris le prince Siddhârta. Le futur Bouddha évoluait pourtant dans un tout autre contexte, celui de l'Inde du VI° siècle avant notre ère. La tradition bouddhiste nous dit que ce prince a tout ignoré du malheur jusqu'à l'âge adulte ; il n'était entouré que d'individus jeunes et en bonne santé, et son père avait même interdit qu'il franchisse l'enceinte du palais afin que rien de désagréable ne vienne le heurter. A quatre reprises, Siddhârta réussit quand même à sortir du palais, et à quatre reprises il vit ce qu'il ne devait pas voir : un vieillard, un malade, un mort et un ascète. Il en fut si interloqué qu'il interrogea son fidèle cocher, lequel lui révéla que, quels que soient leur pouvoir et leur richesse, tous les êtres vieillissent et ne sont épargnés ni par la maladie, ni par la mort. Révolté par ce "sort" de l'humain, décidé à la vaincre, Siddhârta s'enfuit pour rejoindre les ascètes des forêts, se soumettant à des pratiques extrêmes qui leur procuraient des pouvoirs extraordinaires. Mais il se rendit vite compte que même ces pouvoirs ne pouvaient avoir raison du donné fondamental de la vie : comme tout être vivant, lui aussi finirait par vieillir et mourir. Alors Siddhârta s'en fut sous un arbre pour méditer et c'est à ce moment qu'il atteignit l’éveil et devint le "Bouddha" (littéralement "l'éveillé"). Ce qu'il comprit, c'est qu'il faut accepter le donné de la vie plutôt que de le combattre et chercher à éliminer le malheur par une réponse intérieure. C'est par la connaissance de soi et par un travail de transformation profonde que nous pouvons atteindre une véritable sérénité."