Alain Badiou : Qu'est-ce que l'amour ?
Publié le 15 Novembre 2013
" Nicolas Truong - Dans votre ouvrage Conditions vous récusez certaines idées tenaces notamment la conception du sentiment amoureux comme illusion, chère à la tradition pessimiste des moralistes français selon laquelle l'amour n'est que "le semblant ornemental par où passe le réel du sexe" ou qui considère que le "désir et la jalousie sexuelle sont le fond de l'amour". Pourquoi critiquez vous cette conception ?
Cette conception moraliste appartient à une tradition sceptique. Cette philosophie prétend qu'en réalité l'amour n'existe pas et qu'il n'est que l'oripeau du désir. La seule chose qui existe c'est le désir. Selon c'est conception l'amour n'est qu'une construction imaginaire plaquée sur le désir sexuel. Cette conception, qui a une longue histoire, invite tout un chacun a se méfier de l'amour. Elle appartient déjà au registre sécuritaire, parce qu'elle consiste à dire : « Ecoutez, si vous avez des désirs sexuels, réalisez-les. Mais vous n'avez pas besoin de vous monter le bourrichon avec l'idée qu'il faut aimer quelqu'un. Laissez tomber tout ça et allez droit au but ! » Mais dans ce cas, je dirai simplement que l'amour est disqualifié - ou déconstruit, si l'on veut - au nom du réel du sexe.
Sur ce point, je voudrai faire état de mon expérience vivante. je connais, je crois, comme à peu près tout le monde, la force, l'insistance, du désir sexuel. Mon âge ne me l'a pas fait oublier. Je sais aussi que l'amour inscrit dans son devenir la réalisation de ce désir. Et c'est un point important, parce que, comme toute une littérature très ancienne le dit, l'accomplissement du désir sexuel fonctionne aussi comme une des rares preuves matérielles, absolument liée au corps, de ce que l'amour est autre chose qu'une déclaration. La déclaration du type «je t'aime» scelle l'évènement de la rencontre, elle est fondamentale , elle engage. Mais livrer son corps, se déshabiller, être nu(e) pour l'autre, accomplir les gestes immémoriaux, renoncer à toute pudeur, crier, toute cette entrée en scène du corps vaut preuve d'un abandon à l'amour. C'est tout de même une différence essentielle avec l'amitié. L'amitié n'a pas de preuve corporelle, de résonnance dans la jouissance du corps. C'est pourquoi elle est le sentiment le plus intellectuel, celui que ceux des philosophes qui se méfient de la passion ont toujours préféré. L'amour, surtout dans la durée, a tous les traits positifs de l'amitié. Mais l'amour se rapporte à la totalité de l'être de l'autre, et l'abandon du corps est le symbole matériel de cette totalité. On dira : « Mais non ! C'est le désir et lui seul qui fonctionne alors.» Je soutiens que, dans l'élément de l'amour déclaré, c'est cette déclaration, même si elle est encore latente qui produit les effets du désir, et non directement le désir. L'amour veut que sa preuve enveloppe le désir. La cérémonie des corps est alors le gage matériel de la parole, elle est ce à travers quoi passe l'idée que la promesse d'une réinvention de la vie sera tenue, et d'abord au ras des corps. Mais les amants savent, jusque dans le plus violent délire, que l'amour est là, comme un ange gardien des corps, au réveil, au matin, quand la paix descend sur la preuve de ce que les corps ont entendu la déclaration d'amour. Voilà pourquoi l'amour ne peut-être, et je crois n'est pour personne, sinon des idéologues intéressés à sa perte, un simple habillage du désir sexuel, une ruse compliquée et chimérique pour que s'accomplisse la reproduction de l'espèce.
Alain Badiou, Eloge de l'amour, Flammarion 2009
mots clé : amour