Clément Rosset : Le réel et son double - Essai sur l'illusion, Avant Propos
Publié le 2 Janvier 2014
Avant-propos : L’illusion et le double
Rien de plus fragile que la faculté humaine d’admettre la réalité, d’accepter sans réserves l’impérieuse prérogative du réel. Cette faculté se trouve si souvent prise en défaut qu’il semble raisonnable d’imaginer qu’elle n’implique pas la reconnaissance d’un droit imprescriptible - celui du réel à être perçu- mais figure plutôt une sorte de tolérance conditionnelle et provisoire. Tolérance que chacun peut suspendre à son gré, sitôt que les circonstances l’exigent : un peu comme les douanes qui peuvent décider du jour au lendemain que la bouteille d’alcool ou les dix paquets de cigarettes –« tolérés »jusqu’alors- ne passeront plus. Si les voyageurs abusent de la complaisance des douanes, celles-ci - font montre de fermeté et annulent tout droit de passage. De même le réel n’est admis que sous certaines conditions et seulement jusqu’à un certain point ; s’il abuse et se montre déplaisant, la tolérance est suspendue. Un arrêt de perception met alors la conscience a l’abri de tout spectacle indésirable. Quant au réel s’il, s’il insiste et tient absolument à être perçu, il pourra toujours aller se faire voir ailleurs.
Ce refus du réel peut revêtir des formes naturellement très variées. La réalité peut être refusée radicalement, considérée purement et simplement comme non-être : « Ceci - que je crois percevoir – n’est pas ». Les techniques au service d’une telle négation radicale sont d’ailleurs elles-mêmes très diverses. Je puis anéantir le réel en m’anéantissant moi-même : formule du suicide, qui paraît la plus sûre de toutes, encore qu’un minuscule coefficient d’incertitude lui semble attaché, si l’on en croit par exemple Hamlet : « Qui voudrait porter ces fardeaux, grogner et suer sous une vie accablante, si la crainte de quelque chose après la mort, de cette région inexplorée, d’où nul voyageur ne revient, ne troublait la volonté et ne nous faisait supporter les maux que nous avons par peur de nous lancer dans ceux que nous ne connaissons pas ? » Je peux également supprimer le réel à moindre frais, m’accordant la vie sauve à moindres frais, m’accordant la vie sauve au prix d’un effondrement mental : formule de la folie, très sûre aussi, mais qui n’est pas à la portée de n’importe qui, comme le rappelle la célèbre formule du docteur Ey : « N’est pas fou qui veut. » En échange de la perte de mon équilibre mental, j’obtiendrai une protection plus ou moins efficace à l’égard du réel : éloignement provisoire dans le cas du refoulement décrit par Freud (subsistent des traces du réel dans mon inconscient), occultation totale dans le cas de la forclusion décrite par Lacan. Je peux enfin, sans rien sacrifier de ma vie ni de ma lucidité, décider de ne pas voir un réel dont je reconnais par ailleurs l’existence : attitude d’aveuglement volontaire, que symbolise le geste d’Œdipe se crevant les yeux, à la fin d’Oedipe roi, et qui trouve des applications plus ordinaires dans l’usage immodéré de l’alcool ou de la drogue.
Toutefois, ces formes radicales de refus du réel restent marginales et relativement exceptionnelles. L’attitude la plus commune, face à la réalité déplaisante, est assez différente. Si le réel me gêne et si je désire m’en affranchir, je m’en débarrasserai d’une manière généralement plus souple, grâce à un mode de réception du regard qui se situe à mi-chemin entre l’admission et l’expulsion pure et simple : qui ne dit ni oui ni non à la chose perçue, ou plutôt lui dit à la fois oui et non. Oui à la chose perçue, non aux conséquences qui devraient normalement s’ensuivre. Cette autre manière d’en finir avec le réel ressemble à un raisonnement juste que viendrait couronner une conclusion aberrante : c’est une perception juste qui s’avère impuissante à faire embrayer sur un comportement adapté à la perception. Je ne refuse pas de voir, et ne nie en rien le réel qui m’est montré. Mais ma complaisance s’arrête là. J’ai vu, j’ai admis, mais qu’on m’en demande pas davantage. Pour le reste je maintiens mon point de vue, persiste dans mon comportement, tout comme si je n’avais rien vu. Coexistent paradoxalement ma perception présente et mon point de vue antérieur. Il s’agit là moins d’une perception erronée que d’une perception inutile.
Cette perception inutile constitue semble-t-il, un des caractères les plus remarquables de l’illusion. On aurait probablement tort de considérer celle-ci principalement comme provenant d’une déficience dans le regard. L’illusionné, dit-on parfois ne voit pas : il est aveugle, aveuglé. La réalité a beau s’offrir à sa perception : il ne réussit pas à la percevoir, ou la perçoit déformée, tout attentif qu’il est aux seuls fantasmes de son imagination et de son désir. Cette analyse, qui vaut sans aucun doute pour les cas proprement cliniques de refus ou d’absence de perception, paraît très sommaire dans le cas de l’illusion. Moins encore que sommaire : plutôt à côté de son objet.
Dans l’illusion, c’est-à-dire la forme la plus courante de mise à l’écart du réel, il n’y a pas à signaler de refus de perception à proprement parler. La chose n’y est pas niée : seulement déplacée, mise ailleurs. Mais, en ce qui concerne l’aptitude à voir, l’illusionné voit, à sa manière, tout aussi clairement qu’un autre. Cette vérité apparemment paradoxale devient sensible dès que l’on songe à ce qui se passe chez l’aveuglé, tel que nous le montre l’expérience concrète et quotidienne, ou encore le roman et le théâtre. Alceste par exemple, dans le Misanthrope, voit bien, parfaitement et totalement, que célimène est une cocotte : cette perception qu’il accueille chaque jour sans broncher, n’est jamais remise en question. Et pourtant Alceste est aveugle : non de ne pas voir, mais de ne pas accorder ses actes à sa perception. Ce qu’il voit est mis comme hors circuit : la coquetterie de Célimène est perçue et admise, mais étrangement séparée des effets que sa reconnaissance devrait normalement entraîner sur le plan pratique. On peut dire que la perception de l’illusionné est comme scindée en deux : l’aspect théorique (qui désigne justement « ce qui se voit », de théorein) s’émancipe artificiellement de l’aspect pratique (« ce qui se fait »). C’est d’ailleurs pourquoi cet homme après tout « normal » qu’est l’illusionné est au fond beaucoup plus malade que le névrosé : en ceci qu’il est lui, et à la différence du second, résolument incurable. L’aveuglé est incurable non d’être aveugle, mais bien d’être voyant : car il est impossible de lui « refaire voir » une chose qu’il a déjà vue et qu’il voit encore. Toute « remontrance » est vaine – on ne saurait en « remontrer » à quelqu’un qui a déjà sous les yeux ce qu’on se propose de lui faire voir. Dans le refoulement, dans la forclusion, le réel peut éventuellement revenir, à la faveur d’un « retour du refoulé » apparent, si l’on en croit la psychanalyse, dans les rêves et les actes manqués. Mais, dans l’illusion cet espoir est vain : le réel ne reviendra jamais puisqu’il est déjà là. On remarquera au passage à quel point le malade dont s’occupent les psychanalystes figure un cas anodin et somme toute bénin en comparaison de l’homme normal.
L’expression littéraire la plus parfaite du refus de la réalité est peut-être celle offerte par Georges Courteline dans sa célèbre pièce Boubouroche (1893). Boubouroche a installé sa maîtresse, Adèle, dans un petit appartement. Un voisin de pallier d’Adèle avertit charitablement Boubouroche de la trahison quotidienne dont est victime ce dernier : Adèle partage son appartement avec un jeune amant qui se cache dans un placard chaque fois que Boubouroche rend visite à sa maîtresse. Fou de rage, Boubouroche fait irruption chez Adèle à une heure inhabituelle et découvre l’amant dans le placard. Colère de Boubouroche, à laquelle Adèle répond par un silence mécontent et indigné : « Tu es si vulgaire, déclare-t-elle à son protecteur, que tu ne mérites même pas la très simple explication que j’aurais aussitôt fournie à un autre, s’il eût été moins grossier. Le mieux est de nous quitter ». Boubouroche admet aussitôt ses torts et le mal-fondé de ses soupçons : après s’être fait pardonné par Adèle, il n’a plus qu’à se retourner contre le voisin de palier, l’odieux calomniateur (« vous n’êtes qu’un vieux daim et une poire »). Cette piécette se recommande immédiatement à l’attention par un caractère singulier : contrairement à ce qui se passe souvent, la dupe ne se repaît ici d’aucune excuse, d’aucune explication. Le spectacle de son infortune n’est voilé par aucune ombre. Il y a en somme impasse à la tromperie : la dupe n’a pas besoin d’être trompée, il lui suffit bien d’être dupe. C’est que l’illusion n’est pas du côté de ce qu’on voit, de ce qu’on perçoit : ainsi s’explique qu’on puisse comme Boubouroche, être dupe, tout en n’étant dupe de rien. Et pourtant Boubouroche, tout en jouissant d’une vison correcte des évènements, tout en ayant surpris son rival dans sa cachette, n’en continue pas moins à croire à l’innocence de sa maîtresse. Cet « aveuglement » mérite qu’on s’y arrête un peu.
Imaginons qu’au volant de ma voiture je sois, pour une raison ou une autre, très pressé d’arriver à destination, et rencontre sur ma route un feu rouge. Je puis me résigner au retard qu’il m’occasionne, stopper mon véhicule et attendre que le feu passe au vert : acceptation du réel. Je puis aussi refuser une perception qui contrarie mes desseins ; je décide alors d’ignorer l’interdiction et brûle le feu, c’est-à-dire que je prends sur moi de ne pas voir un réel dont j’ai reconnu l’existence : attitude d’Oedipe se crevant les yeux. Je peux encore, toujours dans l’hypothèse d’un refus de perception, estimer rapidement que cet obstacle placé sur ma route, entraînera un chagrin trop cruel pour mes facultés d’adaptation au réel ; je décide alors d’en finir en me suicidant à l’aide d’un révolver placé dans ma boite à gants, ou « refoule » l’image du feu rouge dans mon inconscient : ainsi enterré, ce feu rouge brûlé n’en viendra jamais à surnager dans ma conscience, à moins que ne s’en mêlent un psychanalyste ou un policier. Dans ces deux derniers cas (suicide, refoulement), j’ai opposé un refus de perception à la nécessité de m’arrêter là où m’aurait placé la perception du feu rouge. Mais il existe encore un autre moyen d’ignorer cette nécessité, qui se distingue de tous les moyens précédents en ce qu’il rend justice au réel, s’accordant ainsi, en apparence du moins, avec la perception « normale » : je perçois que le feu est rouge – mais en conclus que c’est à moi de passer.
Une C’est exactement ce qui arrive à Boubouroche. Le raisonnement qui le rassure pourrait s’énoncer ainsi : « Il y a un jeune homme dans le placard – donc Adèle est innocente, et je ne suis pas cocu.» Telle est bien la structure fondamentale de l’illusion : un art de percevoir juste mais de tomber à côté dans la conséquence. L’illusionné fait ainsi de l’évènement unique qu’il perçoit deux évènements qui ne coïncident pas, de telle sorte que la chose qu’il perçoit est mise ailleurs et hors d’état de se confondre avec elle-même. Tout se passe comme si l’évènement était magiquement scindé en deux, ou plutôt comme si deux aspects du même évènement en venait à prendre chacun une existence autonome. Dans le cas de Boubouroche, le fait qu’Adèle ait dissimulé un amant, et le fait qu’il soit cocu, deviennent miraculeusement indépendants l’un de l’autre. Descartes dirait que l’illusion de Boubouroche consiste à prendre une « distinction formelle » pour une « distinction réelle » : Boubouroche est incapable de saisir la liaison essentielle qui unit, dans le Cogito, le « je pense » au « je suis » ; liaison modèle dont une des innombrables applications apprendrait à Boubouroche qu’il est impossible de distinguer réellement entre « ma femme me trompe » et « je suis cocu ».
Autre exemple remarquable d’une telle illusion, tout à fait analogue à celle de Boubouroche, chez Proust, dans Un amour de Swann. Un jour où il se dispose à expédier sa « mensualité » ordinaire à Odette (qu’on lui avait présentée comme femme entretenue, qualité qu’il avait oubliée dès lors qu’il en était devenu amoureux), Swann se demande soudain si l’acte auquel il est en train de procéder ne revient pas précisément à entretenir une femme ; si le fait pour une femme de recevoir de l’argent d’un homme, comme Odette en reçoit de lui-même, ne coïncide pas justement avec le fait d’être une « femme entretenue ». Perception fugace du réel, que l’amour de Swann pour Odette a tôt fait de biffer : « il ne put approfondir cette idée, car un accès de paresse d’esprit qui était chez lui congénitale, intermittente et providentielle, vint à ce moment éteindre toute lumière dans son intelligence, aussi brusquement que, plus tard, quand on eut installé partout l’éclairage électrique, on put couper l’électricité dans une maison. Sa pensée tâtonna un instant dans l’obscurité, il retira ses lunettes, en essuya les verres, se passa les mains sur les yeux, et ne revit la lumière que quand il se retrouva en présence d’une idée toute différente, à savoir qu’il faudrait tâcher d’envoyer le mois prochain six ou sept mille francs à Odette au lieu de cinq, à cause de la surprise et de la joie que cela lui causerait. » Une telle « paresse d’esprit » consiste essentiellement à séparer en deux ce qui ne fait qu’un, à distinguer entre femme aimée et femme payée ; et Proust a bien raison de dire que cette paresse est « congénitale ». Mais il faut ajouter que cette paresse n’est propre ni à Swann, ni à la passion amoureuse. Elle intéresse aussi l’ensemble du genre humain, dont elle figure le cas principal d’illusion : de faire d’un seul fait deux faits divergents, d’une même idée, deux idées distinctes, - l’une pénible mais l’autre « toute différente » comme l’écrit justement Proust.
L’aveuglement exemplaire de Boubouroche (et de Swann) met sur la piste du lien très profond qui unit l’illusion à la duplication, au Double. Comme tout illusionné, Boubouroche scinde l’évènement unique en deux évènements : il ne souffre pas d’’être aveugle, mais bien de voir double. « Tu as vu double » lui dit d’ailleurs à un moment Adèle, en un sens il est vrai quelque peu différent, mais qui n’en est pas moins étonnamment prémonitoire et significatif. La technique générale e l’illusion est en effet de faire d’une chose deux, tout comme la technique de l’illusionniste, qui escompte le même effet de déplacement et de duplication de la part du spectateur : tandis qu’il s’affaire à la chose, il oriente le regard ailleurs, là où il ne se passe rien. Ainsi Adèle à Boubouroche : « Il est bien vrai qu’il y a un homme dans le placard – mais regarde à côté, là comme je t’aime. »
L’essai qui suit vise à illustrer ce lien entre l’illusion et le double, à montrer que la structure fondamentale de l’illusion n’est autre que la structure paradoxale du double. Paradoxale, car la notion de double, on le verra, implique en elle-même un autre paradoxe : d’être à la fois elle-même et l’autre.
Le thème du double est généralement surtout associé aux phénomènes de dédoublement de personnalité (schizophrénique ou paranoïaque) et à la littérature, notamment romantique, où l’on trouve des échos multiples : comme si ce thème concernait essentiellement les confins de la normalité psychologique et, sur le plan littéraire, une certaine période romantique et moderne. On verra qu’il n’en est rien, et que le thème du double est présent dans un espace culturel infiniment plus vaste, c’est-à-dire dans l’espace de toute illusion : déjà présent par exemple dans l’illusion oraculaire attachée à la tragédie grecque et à ses dérivés (duplication de l’évènement), ou dans l’illusion métaphysique inhérentes aux philosophies d’inspiration idéaliste (duplication du réel en général : l’ « autre monde »).
mots clé: réel, illusion, double